AUSSI, JE VOUS AIME BIEN.

Qu’est-ce que la psychanalyse ? Que peut-elle apporter à celui qui s’y engage ? Ce livre n’est pas une réponse à ces questions, c’est une plongée au sein de l’inconscient et des rapports que le psychanalyste entretient avec lui. Chaque semaine, depuis des années, Conrad Stein parle aux participants d’un séminaire de psychanalyse. un jour il éprouve le désir de leur écrire une lettre, qui sera suivie de cinq autres. Pourquoi ce passage de la parole à l’écriture ? C’est ainsi, explique-t-il, « je vous parle comme à mon psychanalyste ». Ce retournement de situation, de l’enseignant vis-à-vis de ceux qu’il enseigne, du psychanalyste qui se met en position d’analysant vis-à-vis de son auditoire, répond à une nécessité intérieure. Il s’agit de « faire part de la pensée qui s’est présentée à moi, non pas comme une trouvaille… mais comme quelque chose de nouveau qui est moi. Comme poésie. » Ainsi l’écriture prend-elle naturellement le relais du silence – dont elle est d’ailleurs entourée – et de la parole du psychanalyste, pour exprimer la dimension de l’inconscient, sa surprenante nouveauté, son mouvement toujours naissant, toujours à naître. A la fin d’une séance, un patient dit à l’auteur : Aussi, je vous aime bien. Ce patient le tutoie d’habitude. Le « vous » de la lettre s’adresse donc à ceux qui l’ont lue. A ceux qui liront ce livre où se dévoilent à la fois une pensée, une pratique et un amour.

Lettre

Mercredi 17 novembre 1971

Je vous écrits ; je vous ai écrit : la transformation. La transformation dont je ne veux peut-être pas, car voici ce que j’ai à vous dire.

Une lettre dont je vous donne lecture puisque c’est à vous qu’elle est adressée. Voici. Cette année, j’ai beaucoup de choses à vous dire. Mais le séminaire vient un peu tôt. Rien n’est mûr, rien n’est à sa place ; je vous communiquerai les différents thèmes les uns après les autres, sans construction pour commencer. Cela nous permettra peut-être de bâtir quelque chose par la suite. Je m’aperçois que je désire vous parler, alors que jusqu’à ce soir je croyais n’en avoir pas encore envie : je m’imposais de relire quelques notes de loin en loin jetées sur le papier depuis le printemps dernier, en vue du premier séminaire de la rentrée ; c’était tout.

C’est maintenant, au sortir d’une séance qui m’a laissé rêveur – quelque chose comme un état de grâce -, que je désire vous parler, que je vous parle. Une séance, pourtant, où je n’ai pas gardé le silence, une séance où j’ai même beaucoup parlé. Pour vous dire quoi ? Pour vous dire ce qu’a été pour moi l’enseignement de cette séance et que je n’ai pas communiqué à mon patient.

L’enseignement ? Mais j’ai envie, non, je n’en ai pas envie, je me surprends à le faire : je vous parle comme à mon psychanalyste. Mon psychanalyste, c’est ce que vous êtes. Pas pour vous. Pour moi. Ce n’est donc pas vous enseigner que je veux. Mais vous faire  part de la pensée qui s’est présentée à moi, non pas comme une trouvaille, non pas comme une découverte, mais comme quelque chose de nouveau qui est moi. Comme poésie. En ce sens, oui, il s’agit bien d’un enseignement.

Séance durant laquelle j’ai beaucoup parlé. Durant laquelle, j’ai communiqué au patient des souvenirs, des souvenirs qui me revenaient comme des images. Des images de mon imagerie personnelle, bien entendu, sinon comment aurais-je pu les revoir ? Des images pourtant de ce que lui, le patient, m’avait raconté une fois ou l’autre. Et une animation de cette suite d’images qui s’est imposée à moi comme une scène : la transformation « de… en… » ; la transformation de quoi en quoi, je ne vous le dirai pas. Pourquoi ? Je ne sais pas trop. Par discrétion : ce serait trop facile. Plutôt parce que je veux garder cette scène pour moi. Cette scène que j’ai donnée – donnée à voir peut-être – à mon patient. Il n’y a pas en cela la moindre contradiction. Ce qui est étrange, c’est plutôt qu’il s’agisse d’une transformation, alors que, tout au début, et sans penser à la transformation « de … en… », je vous ai parlé de « la transformation dont je ne veux peut-être pas ».

« Votre mémoire m’étonne, a dit le patient, c’est une mémoire maternelle, j’ai pensé : vous êtes très fort. » Il l’a pensé, il ne l’a pas dit tout de suite. Très fort oui, mais peut-être n’était-ce pas exactement cela. Très fort devait peut-être se rapporter à autre chose qui n’est pas venu jusque dans sa pensée. En ce qui concerne ma mémoire, je me suis effectivement montré très fort, mais pas au sens intellectuel. Au sens maternel. « Cela montre, a ajouté le patient, que vous m’aimez beaucoup, plus peut-être que je ne m’aime moi-même. » Il se peut en effet que je l’aime très fort (alors que la veille, ne disant rien, parce que fâché avec lui, avait-il pensé, je l’avais abandonné à une mère redoutable).

L’enseignement ? Il est mince. Il pèse de peu de poids dans la balance du plaisir. C’était un plaisir (d’ailleurs nous avons ri). L’enseignement n’est que le mémorial de ce plaisir. Le voici, tout de même, cet enseignement.

Le patient a aussi ajouté qu’il n’avait pas le sentiment que je le dépossédais ou que je l’avais dépossédé, en remémorant ce qu’il m’avait raconté, ou en l’ayant enregistré dans ma mémoire. Là, s’amorcent les pensées que j’ai reçues comme un enseignement. Là, dans cette rencontre. Dans la jouissance d’une rencontre, il faut bien le noter. C’est l’essentiel, d’autant que si le souvenir de cette jouissance reste vif, celui de l’enseignement n’est pas à ma disposition immédiate : il me faudra faire un effort pour le retrouver afin de vous le communiquer. mais n’est-ce pas justement la transformation à laquelle il me répugne de procéder ? Dans la séance, il s’agissait, mettons, de la transformation d’un écureuil en un chacal, d’un enfant désiré, et désiré mort, en une femme dévoreuse de l’enfant qu’est le désirant. Telle est la scène que j’ai imaginée. Transformation par conséquent, en ce qui me concerne, du produit de mon imagination en un ensemble de propositions générales : abstraction dévoratrice de mon plaisir. Il me semble soudain que l’image de mon auditoire s’évanouit, que vous passez à l’arrière-plan, que j’ai écris pour moi et non pour vous, que je n’ai pas vraiment besoin de vous pour jouir de la transformation que j’ai imaginée. Tel est, pour l’instant, mon sentiment. Non sans qu’à l’arrière-plan, cet arrière-plan où je vous relègue, un savoir insiste. Je sais que la jouissance de la transformation imaginaire est éphémère et que je puis seulement la retrouver dans une seconde transformation, en vous livrant cette abstraction comme j’ai communiqué l’imagination à mon patient. Que je puis la retrouver avec vous, d’où il résulte que dans la rencontre avec vous, cette transformation de ma transformation imaginaire en un ensemble de propositions générales ne peut que représenter la jouissance d’une nouvelle imagination non dite, non encore perçue.

Je vous ai dit que je vous parlais comme à mon psychanalyste, et voilà que je prétends maintenant vous parler comme à mon patient. Chaîne sans fin, peut-être, où la jouissance de la rencontre, en elle-même insoutenable, ne peut se soutenir que d’un savoir sur cette jouissance dans cette nouvelle rencontre. C’est le processus qu’il faut essayer de cerner plus exactement. Il est donc temps que je termine ma lettre pour en venir à l’enseignement annoncé, non à l’enseignement que je voudrais vous dispenser – il faut répéter -, mais à ce qui a été pour moi enseignement et que je voudrais vous communiquer.

Notons encore, pour terminer, qu’il est bien curieux que dans la seconde transformation, il revienne à un ensemble de propositions générales de tenir la place de la mère dévoratrice.

Lu au séminaire du jeudi 25 novembre 1971

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