ILS TENDENT AU BONHEUR

‘ Rien n’est plus difficile à supporter qu’une série de beaux jours ** ‘, ? 

[ … ] ‘ La parole bien connue d’un de nos grands poètes et sages à la fois nous vient aussitôt à l’esprit. Elle définit ainsi les rapports que la religion entretient avec l’art et la science :

Celui qui possède la science et l’art

Possède aussi la religion

Celui qui ne les possède pas tous les deux

Puisse-t-il avoir la religion ! *

Cet aphorisme, d’une part, met la religion en opposition avec les deux plus grandes créations de l’homme ; il déclare, d’autre part, que du point de vue de leur valeur vitale, elles peuvent se suppléer et se remplacer mutuellement. Si donc nous voulons priver le commun des mortels de sa religion, nous n’aurons certes point le poète et son autorité de notre côté. Mais nous tentons, par une voie particulière, d’atteindre une plus juste appréciation de sa pensée.

Telle qu’elle nous est imposée, notre vie est trop lourde, elle nous inflige trop de peines, de déceptions, de tâches insolubles. Pour la supporter, nous ne pouvons nous passer de sédatifs. ( Cela ne va pas sans « échafaudages de secours », a dit Théodor Fontane. ) Ils sont peut-être de trois espèces : d’abord de fortes diversions, qui nous permettent de considérer notre misère comme peu de chose, puis des satisfactions substitutives qui l’amoindrissent ; enfin des stupéfiants qui nous y rendent insensibles. L’un ou l’autre de ces moyens nous est indispensable.

C’est aux diversions que songe Voltaire quand il formule dans Candide, en guise d’envoi, le conseil de cultiver notre jardin ; et c’est encore une diversion semblable que le travail scientifique.

Les satisfactions substitutives, celles par exemple que nous offre l’art, sont des illusions au regard de la réalité ; mais elles n’en sont psychiquement pas moins efficaces, grâce au rôle assumé par l’imagination dans la vie de l’âme. Les stupéfiants, eux, influent sur notre organisme, en modifient le chimisme. Il n’est guère facile de déterminer le rôle qu’occupe la religion dans cette série. Il nous faut reprendre les choses de plus loin.

La question du but de la vie humaine a été posée d’innombrables fois ; elle n’a jamais encore reçu de réponse satisfaisante. Peut-être n’en comporte-t-elle aucune. Maints de ces esprits « interrogeants » qui l’ont posé ont ajouté : s’il était avéré que la vie n’eût aucun but, elle perdrait à nos yeux toute valeur. Mais cette menace n’y change rien, il semble bien plutôt qu’on ait le droit d’écarter la question. Elle nous semble avoir pour origine cet orgueil humain dont nous connaissons déjà tant d’autres manifestations. On ne parle jamais du but de la vie des animaux, sinon pour les considérer comme destinés à servir l’homme. ( … ) il nous faut remplacer la question précédente par cette autre, moins ambitieuse : quels sont les desseins et les objectifs vitaux trahis par la conduite des hommes, que demandent-ils à la vie, et à quoi tendent-ils ? On n’a guère de chance de se tromper en répondant : ils tendent au bonheur ; les hommes veulent être heureux et le rester. Cette aspiration a deux faces, un but négatif et un but positif : d’un côté éviter douleur et privation de joie, de l’autre rechercher de fortes jouissances.

 

( A suivre … )


* GOETHE, dans Les Xénies apprivoisées, IX ( Oeuvres posthumes )

** ‘ On s’habitue à tout, même aux beaux jours, pourvu que l’on se souvienne des mauvais ‘ (MC)

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