DÉBARRASSEZ-MOI DE L’AMOUR

La foi dans l’acte de parler, de promettre, demande un acte de confiance insensé dans l’Autre. En analyse, le seul fait d’oser dire « tout ce qui vous vient en tête », de pouvoir libérer ces mots perdus hantés par d’autres, les fantômes, de laisser se rouvrir des blessures infectées parce que tenues si longtemps au secret, est un bouleversement majeur. C’est de cette « répétition spirituelle dont parle Kierkegaard, comme figure de l’inespéré.

Mina Tauher donnait rendez-vous à des femmes qu’elle convoquait au lieu de l’absence, sans possibilité pour elles de jamais être à la hauteur de l’Absent. Rendez-vous sans cesse reporté puisqu’elle les quittait d’ailleurs régulièrement de peur de s’attacher, qui sait, de démentir la promesse qu’elle s’était faite d’attendre toujours l’Absent et d’être déçue éternellement. La rupture avec la musicienne l’avait reconduite vers l’analyse – dernière tentative avant la fin ? – car peut-être qu’à travers la musique autre chose se nouait, de plus intime, de plus vivace. La musique « attaquait » le champ émotionnel si bien gardé de Mina. Il était donc urgent de s’en éloigner, mais quelle raison aurait-elle eue de vivre encore ? Elle savait que son premier amour ne serait jamais au rendez-vous, il ne pouvait pas l’être, c’était exclu du pacte depuis le début. Dans son Discours sur les passions de l’amour, Pascal écrit : « Les âmes propres à l’amour demandent une vie d’action qui éclate en évènements nouveaux. Comme le dedans est mouvement, il faut aussi que le dehors le soit, et cette manière de vivre est un merveilleux acheminement à la passion. (…) Dans l’amour, on n’ose hasarder, parce que l’on craint de tout perdre : il faut pourtant avancer ; mais qui peut dire jusqu’où ? L’on tremble toujours jusqu’à ce que l’on ait trouvé ce point. La prudence ne fait rien pour s’y maintenir quand on l’a trouvé. »*

Mina voulait qu’on la débarrasse de l’amour. Pas de l’aimé, pas de l’absence, non de ce qui la portait elle à aimer, à être en vie, spirituellement et psychiquement, vivante dans toutes les fibres de son être et ainsi de faire mentir sa lignée fascinée par la mort, la disparition. Débarrassez-moi de la croyance mortifère en l’amour pour que je puisse aimer, pour que je puisse ne pas mourir ou disparaitre à mon tour. C’est à son tour cet appel qu’elle était venue offrir.

La répétition spirituelle ici commence quand la magie de l’amour parfait, de l’amour fou se dissout, retourne à son origine nommée, que l’attente d’une enfant parti au front peut enfin être nommée et reconnue, parce que aller faire acte de la disparition, c’est ne plus mêler le sang des morts à celui des vivants, pour que peut-être quelque chose s’inaugure.

Anne Dufourmantelle, 2012, En cas d’amour, Rivages poche, pp. 33 – 35 


* Pascal, Écrits sur la grâce, Rivages Poche, p.200

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