GEORGES DEVEREUX, LA RENONCIATION À L’IDENTITÉ

Prédictible ?, Ah oui ?

 

“La résistance, écrit-il, est un symptôme plus authentique de la maladie que ne le sont les symptômes préanalytiques, que le patient prétend vouloir faire guérir.”

Il est probable que les propos de Georges Devereux, assez éloignés de l’orthodoxie freudienne, ne suscitèrent pas l’enthousiasme de l’assistance. De fait, il ne put jamais accéder au rang de membre titulaire de cette honorable association psychanalytique, malgré ses travaux reconnus en ethnopsychiatrie. (…)

Il exprime dans un foisonnement d’idées, de thèmes parfois ébauchés, plusieurs facettes de son savoir, de ses convictions, de ses recherches, de ses inventions, comme s’il voulait indiquer la plupart des voies qu’il a explorées à partir de ses regards différenciés de physicien, puis d’ethnologue, de psychanalyste, d’helléniste… Cette ouverture de pensée, cette curiosité, fait partie pour lui de la formation d’un psychanalyste. On pourrait à son propos paraphraser la célèbre formule de Friedrich Hayek, qui visait les économistes mais pourrait également s’appliquer à la sphère analytique : “Personne ne saurait être un (grand) psychanalyste en étant seulement psychanalyste et je suis même tenté d’ajouter qu’un psychanalyste qui n’est que psychanalyste peut devenir une gêne, si ce n’est un danger.”

La thèse générale soutenue par Devereux dans ce texte est indiquée dès les premières lignes : “L’objet de cette étude est le fantasme que la possession d’une identité est une véritable outrecuidance qui, automatiquement, incite les autres à anéantir non seulement cette identité, mais l’existence même du présomptueux.” Au-delà, il y a l’idée que l’identité, la différenciation est la source de la créativité. Devereux est un farouche défenseur du droit à disposer d’une identité personnelle, ce qui lui a fait avancer que le “maximum de sociabilisation va de pair avec le maximum d’individualisation”. Mais il est aussi persuadé que cette identité est menacée, et ce, depuis l’enfance, par les parents d’abord, par la société ensuite, qui tente de rendre les sujets normés, donc prédictibles. (…)

Il trouve normal qu’en cas de difficultés, chacun – et certains plus que d’autres – tente de protéger son identité par divers subterfuges.

Les différentes idées qu’il énonce ici tournent toutes autour de cette question de la protection de l’identité. En voici quelques-unes qui me semblent éclairer particulièrement la société d’aujourd’hui.

 

– L’inconscient : M’entends tu ?  

La classification des maladies mentales est aujourd’hui le carcan de la psychiatrie, qui transforme toute émotion en pathologie. Georges Devereux suggère de s’intéresser plutôt au contexte dans lequel apparaissent les troubles. (…) En 2007, un congrès a réuni sept mille psychiatres chinois inquiets de l’augmentation considérable des cas de “dépression” dans la population et que ceux-ci ont conclu leurs travaux par le constat que le problème majeur était qu’il n’y avait pas assez de psychiatre en Chine aujourd’hui…!

Une autre réflexion de George Devereux dans ce texte répond à un phénomène inverse à celui que je viens d’évoquer et qui a pris une grande ampleur récemment. De nombreuses personnes présentant des troubles d’ordre psychique réclament en effet que leur soit renvoyé par les thérapeutes un “diagnostique” et de plus proposé un “traitement” – de préférence pharmacologique -, comme si les maux de l’âme pouvaient être assimilés à des troubles organiques.

Cette attitude mystérieuse des patients, qui peut aussi être celle des familles à propos de l’un des leurs, ne laisse pas de surprendre. Pourquoi des sujets qui expriment au travers d’un symptôme psychique une douleur morale, un souci d’origine variable, souvent une injustice, un malaise existentiel, une culpabilité ou autre, peuvent-ils croire aux vertus d’une drogue magique qui les libérerait de la nécessité de réfléchir, qui leur enlèverait leur libre-arbitre, qui les réduirait à l’état de corps en souffrance livrés à des médecins détenteurs du pouvoir de leur ôter leurs angoisses comme l’on sectionnerait un appendice enflammé ?

On sait bien que les antidépresseurs et autres drogues légales sont les masques qui éloignent les patients d’eux-mêmes !

Il faut dire qu’à ce jeu, ils ne sont pas seuls. Un grand nombre de médecins trouvent leur compte à disposer par ce biais d’un pouvoir sur leurs patients. Comme disait Lacan, “elles [les professions médicales] assurent en effet un homme de se trouver à l’endroit de son interlocuteur dans une position où la supériorité est garantie à l’avance”.

Cette attente des patients est d’autant plus curieuse qu’on ne peut y répondre. Même les concepteurs du fameux DSM IV, cette instance qui a présidé à l’établissement d’une classification des “maladies mentales” universellement admise aujourd’hui, expriment leurs doutes quant à la réalité des entités diagnostiques qu’ils proposent : “Il n’y a pas de preuves du fait que chaque catégorie de troubles mentaux soit une entité autonome avec des frontières absolues la séparant d’autres catégories de troubles ou même d’une absence de troubles mentaux” (p.XXII).

Que répond Devereux à la question de cet appétit pour obtenir un étiquetage diagnostique ? Il émet l’hypothèse que cet étiquetage est un masque commode qui permet aux patients de protéger leur véritable identité. Si elle était percée, ils se sentiraient menacés de non-existence. La longueur des cures analytiques tient, entre autre, probablement à cette crainte d’être “compris”, donc pénétré, envahit, voir canibalisé par l’analyste.

Ce que les thérapeutes appellent des résistances ne seraient donc que des manifestations normales de l’identité réelle des patients. 

Si des patients, des familles, des couples demandent de l’aide quand ils sont en souffrance, cela ne les empêchent en rien de développer des stratégies destinées à aveugler le thérapeute, à le détourner des points importants. Par exemple, ils mettent en avant un symptôme, bien sûr irréductible, pour ne pas aborder des éléments plus personnels. D’où le succès des thérapies dites brèves, moins menaçantes parce que le plus souvent inefficaces.

(…)

Il s’agit plutôt de lui permettre de s’exprimer sans qu’il ait à craindre une intrusion explicative et réductrice.

Il confirme sa théorie en constatant l’aspect stéréotypé des pathologies, comme si ces dernières permettaient de masquer par leur aspect convenu le trajet individuel qui a conduit le patient jusqu’à elles. C’est notamment pour cette raison que les solutions pathologiques sont moins nombreuses que les voies qui y mènent.

Toute société, note Devereux, offre à ceux qui souffrent des modèles pour témoigner de leurs souffrances par des symptômes que l’on pourrait qualifier de “normalement anormaux”. Il s’agit d’un véritable mode d’emploi, un code qui leur permet d’exprimer leur souffrance sans risquer de dévoiler une identité fragilisée. Pour Devereux, la pathologie permet la demande d’aide tout en protégeant le sujet d’un risque d’intrusion par l’aspect pauvre et réducteur d’un comportement pathologique convenu. 

Ces propositions, traduisent chez Devereux qui en fait essentiellement un être culturel, donc responsable, et non le produit d’un destin biologique ou génétique. A l’époque actuelle, où la psychiatrie témoigne de ses capacités de régression vers des croyances déshumanisantes, la parole de Georges Devereux mérite d’être entendue, car elle nous apporte un autre discours sur l’être humain et l’écoute de ses souffrances. 

R. Neuburger, Juin 2009, Préface

Share