AUX AMATEURS DE GRANDS ESPRITS

Correspondance entre Stefan Sweig et Sigmund Freud

Préface (extrait)

Au début du siècle (dernier), porter un jugement sur Freud n’était pas chose aisée : il n’était pas un écrivain, et pourtant il en avait tous les dons ; il n’était pas un scientifique, et pourtant il n’aurait renoncé pour rien au monde à son identité médicale ; il n’était pas un universitaire, et pourtant il était prêt à mendier la considération des Herren Professoren qu’il méprisait par ailleurs ; il n’était pas un philosophe, et pourtant il n’était pas concevable d’ignorer sa pensée. Il explorait un continent nouveau, l’inconscient, avec l’âme d’un aventurier, d’un “conquistador”, et on prétendait le juger selon des critères traditionnels.

Ce qu’il y a de plus neuf dans la psychanalyse, c’est Freud : bien des écrivains et des intellectuels viennois auraient souscrit à cette formule. Ils étaient prêts à accueillir l’auteur de l’Interprétation des rêves dans leurs cafés, ces clubs pour génies lassés de tout, y compris d’eux-mêmes, et à attendre en sa compagnie la fin du monde, la joyeuse apocalypse qui renverrait tout au néant dont ils avaient fait leur dieu. Mais ce qui les irritait, ce qui suscitait leurs sarcasmes, et donc leur inquiétude, c’était la volonté affichée de Freud de créer une école, un mouvement … Celui qui s’acharna avec une rage froide et un humour dévastateur contre les “ aigrefins de l’inconscient “ et les “ révélateurs de l’insignifiant ”, ne fut autre que Karl Kraus, persuadé que la psychanalyse n’allait pas tarder à devenir la plus puissante des religions.

A l’opposé de Karl Kraus, on trouve Thomas Smann et Stefan Zweig. Ce que le premier appréciait le plus dans la psychanalyse, c’est qu’elle avait  râpé la vie de sa grossière naïveté, qu’elle l’avait dépouillée de ce pathos qui est propre de l’ignorance, bref qu’elle nous avait rendus plus subtils et plus modestes tout à la fois. Quant au second, il écrivait à Freud : “ Laissez-moi pour une fois exprimer clairement ce que je vous dois, ce que beaucoup vous doivent – le courage dans la psychologie. Vous avez ôté leurs inhibitions à d’innombrables personnalités, comme à la littérature de toute époque. Grâce à vous, nous voyons beaucoup de choses. Grâce à vous, nous disons beaucoup de choses qui, sinon, n’auraient été ni vues, ni dites. “

Extrait de la préface de la Correspondance entre Sigmund Freud et Stefan Sweig par R. Jaccard

Photographie D. Murtagh

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