LE VISIBLE ET L’INVISIBLE

[ … ] ‘ Je suis incomparable, ma voix est liée à la masse de ma vie comme ne l’est la voix de personne. ‘

Elle n’est pas un lexique, elle ne s’intéresse pas aux « significations des mots », elle ne cherche pas un substitut verbal du monde que nous voyons, elle ne le transforme pas en chose dite, elle ne s’installe pas dans l’ordre du dit ou de l’écrit, comme le logicien dans l’énoncé, le poète dans la parole ou le musicien dans la musique. Ce sont les choses mêmes, du fond de leur silence, qu’elle veut conduire à l’expression. 

Qui est elle ? 

Or, cette chair que l’on voit et que l’on touche n’est pas toute la chair, ni cette corporéité massive, tout le corps. La réversibilité qui définit la chair existe dans d’autres champs, elle y est même incomparablement plus agile, et capable de nouer entre les corps des relations qui, cette fois, n’élargiront pas seulement, mais passeront définitivement le cercle du visible. Parmi mes mouvements, il en est qui ne vont nulle part – qui ne vont pas même retrouver dans l’autre corps leur ressemblance ou leur archétype : ce sont les mouvements du visage, beaucoup de gestes, et surtout ces étranges mouvements de la gorge et de la bouche qui font le cri et la voix. Ces mouvements-là finissent en sons et je les entends. Comme le cristal, le métal et beaucoup d’autres substances, je suis un être sonore, mais ma vibration à moi, je l’entends du dedans ; comme a dit Malraux, je m’entends avec ma gorge. En quoi, comme il l’a dit aussi, je suis incomparable, ma voix est liée à la masse de ma vie comme ne l’est la voix de personne. Mais si je suis assez près de l’autre qui parle pour entendre son souffle, et sentir son effervescence et sa fatigue, j’assiste presque, en lui comme en moi, à l’effrayante naissance de la vocifération. Comme il y a une réflexivité du toucher, de la vue et du système toucher-vision, il y a une réflexivité des mouvements de phonation et de l’ouïe, ils ont leur inscription sonore, les vociférations ont en moi leur écho moteur. Cette nouvelle réversibilité et l’émergence de la chair comme expression sont les points d’insertion du parler et du penser et du penser dans le monde du silence. 


Maurice Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, 1964, Tel Gallimard, pp. 187 -188

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