UN SEUL MOT VOUS MANQUE ET TOUT EST …

Enclenché ?

 

Je reviens aux relations que la vie enfantine entretient avec l’entourage ; et, à ce propos, je voudrais vous exhorter à ne pas oublier qu’aucun être humain n’a l’âge de ses années, qu’il reste, jusqu’à la fin de sa vie, enfant, petite fille, petit garçon. Il n’y a pas de passé, on ne surmonte jamais la période de l’enfant et on est dépendant de ses expériences enfantines.

( … )

Je me sens l’obligation, cette fois, d’aborder quelque chose que j’aurais déjà dû faire depuis longtemps : l’association des mots. J’ai déjà relevé la dernière fois que les difficultés dans la lecture reposent sur le fait qu’on tombe sur un mot donné dans une page, un mot qu’on saute apparemment mais qui entraîne une association et qui empêche que l’attention du lecteur reste attachée à la page. Son oeil reste attaché à la page, mais l’impulsion intérieure le contraint à s’abandonner à un autre cheminement de pensée ; par la suite de cette lutte, il ne sait plus ce qu’il a lu, parce que seuls les yeux sont impliqués, pas le cerveau. Plus encore que dans la lecture, c’est important dans la vie quotidienne et quand on parle. Seulement, les gens se rendent beaucoup moins compte que l’audition d’un mot déterminé entraîne une foule d’associations qui ne font absolument pas partie du thème. La répression se produit plus rapidement, mais l’élément demeure quand même. La portée de cette perturbation réside non pas dans le fait qu’on est distrait un quart d’heure, mais dans la répétition : dans le fait que l’être humain, mille fois par jour, est poussé par des mots vers un complexe de pensées, et que, mille fois par jour, il l’écarte à nouveau. C’est la répétition fréquente ( * La répétition n’a lieu qu’à la condition de l’évitement. Plus on évite plus ça insiste. Et si on évite c’est bien qu’il se joue quelque chose de particulièrement chargé affectivement et qui nous ébranlerait de le savoir. Mieux vaut l’éviter. Et ainsi de suite, jusqu’à épuisement. Vous imaginez bien que la volonté, aussi bonne soit-elle, fait ici office de figuration. Ce qu’on évite se cache comme le nez au milieu de la figure. Vous ne vous en rendez même pas compte tant vous vous confondez avec sans même pouvoir le supporter par ailleurs. Vous êtes un voyage et vous cherchez une terre d’asile. Combien de deuils encore pour enfin vivre ? … ) qui agit destructivement, qui fatigue l’être humain et le rend incapable d’agir. Toutes ces associations ne se laissent pas ramener immédiatement à des phénomènes sexuels, mais dans la vie de tout être humain, il y a une telle masse de souvenirs agréables et désagréables, de rêveries et d’histoires amorcées qu’on doit s’étonner que le son des mots ne provoque pas plus de mal qu’il ne le fait déjà. Toutes nos préoccupations sont provoquées par des associations qui se déroulent dans la subconcsience mais qu’on ne peut détecter si on examine attentivement les cas donnés. 

(…)

Le meilleur exemple est Friedrich Nietzsche. Si on considère sa vie, et si on lit ses écrits, on arrive à l’idée qu’il s’est détruit dans l’éternel combat avec le bâton, avec les coups. Je l’ai justement observé chez cet homme qui m’intéresse psychologiquement, et c’est ma ferme conviction : premièrement, il n’a jamais été malade mental, et il ne souffrait pas de ramollissement cérébral ; deuxièmement, le phénomène fondamental, en fait, qui a provoqué sa maladie, était sa psyché chargée, le mot sadisme. Il est un exemple grandiose de la force dévastatrice des choses. Il ne s’agit pas simplement, chez Nietzsche, d’une maladie mentale, mais toute sa vie est accablée d’un fardeau presque effrayant d’accès de migraine, d’une grave maladie des yeux et de symptômes gastriques que les médecins n’ont jamais vraiment pu s’expliquer. Ça s’améliorait parfois temporairement, mais, d’une manière d’une manière générale, il en fut poursuivi toute sa vie. Ça s’arrêtait quand il sortait de lui-même, et par sa brutalité aussi, mais ça n’a pas entièrement aboli les conséquences nuisibles de la répression. Ainsi rappelez-vous cette curieuse anecdote de sa vie : à douze ans, il s’est emparé d’une boîte d’allumettes enflammées et il s’est brûlé la main, prétendument pour démontrer que l’acte héroïque de Scevola n’était rien ; en réalité, pour souffrir. Avec un raffinement extraordinaire, il n’a pas arrêté de se préparer de nouvelles souffrances, psychiques et physiques, parce qu’il n’avait pas de bon exutoire pour ses pulsions et qu’il n’osait pas les élaborer en fantaisie. Cela, pour illustrer ce qu’un seul mot est capable de provoquer, et comment il fait effectivement trébucher un être, comment il le bloque sur le chemin de sa vie, et le fait tomber sur une pierre de ce chemin. 


Groddeck, G., Conférences psychanalytiques à l’usage des malades, Douzième conférence, 1er novembre 1916 et Dix-septième conférence, 06 décembre 1916, Editions Champs Libre, 1978, p. 72 et p. 116

Illustration Daniel Murtagh, Photographe, NY

 * Les italiques entre sont toujours ma touche à la partition proposé par l’auteur.

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