TU NE MANQUES PAS D’AIR !

Extrait, agrémenté par mes soins, d’une interview faite livre d’Anne Dufourmantelle par Laure Leter. Laure Leter propose dans son avant-propos d’écouter, ne serait-ce que quelques secondes, la voix d’Anne Dufourmantelle pour accompagner la lecture du texte qu’elle rapporte dans cet ouvrage.

Si elle avait une autre voix, cela raconterait une autre histoire.  

Un des arguments des TCC, c’est qu’il faut s’exposer aux choses, arrêter de les « intellectualiser » ?

Mais « intellectualiser », ça ne veut rien dire ! Parce que d’abord la parole c’est du souffle et du corps. Nous sommes entièrement des êtres de parole. La voix est un organe. Un organe de rencontre entre le corps et l’esprit, un pont. Le divan est l’un des moyens de revivre l’impuissance du nourrisson. La personne sur le divan, certes, pourrait se lever, se retourner, mais elle ne le fait pas. Le fait de brider la mobilité, le déplacement, le toucher, fait que la parole se trouve soumise à une pression accrue. La parole prend le relai. Chaque moment de cette parole, ce qu’elle dit mais aussi la scansion, les hésitations, les tremblements, la position de la voix, c’est un kaléïdoscope de l’état émotionnel du patient. Il faut jouer le jeu de cette liberté et tenter de dire tout ce qui nous vient au moment où ça se forme, l’analyste nous renvoyant ce qu’on n’entend pas dans ce qu’on dit ! Nous le renvoyant que lorsque nous sommes assez proches de ce que l’on croit le plus éloigné de soi pour (enfin) l’entendre.

Dire que la psychanalyse est « trop dans le mental » ou « intellectuelle » est une projection de son propre système défensif. C’est souvent, si ce n’est la plupart du temps, des personnes qui tiennent à distance leur propre corps en essayant de le contrôler qui ont ce genre de discours. Avec l’exigence de résultats rapides, si ce n’est immédiats, exigence qui les rend aveugle aux changements, radicaux pourtant, qui s’imposent si discrètement qu’ils ne s’en rendent même pas compte. Pourtant si l’efficace du divan n’est pas criard il est sans aucun doute criant. Qui plus est, la tendance actuelle, en terme de saison de la mode thérapeutique, du fameux « développement personnel » raconte, entre autre, le rapport à notre propre impuissance. Ne serait-ce qu’à faire en sorte que l’autre soit heureux, du moins de notre présence. Heureux, comblé. Eh bien, non. Je vais devoir faire avec son désamour. Son « malamour ». Sans parler du mien, bien entendu. Alors, on se perfectionne. Jusqu’à quand ? Sur le divan il ne s’agit pas de renforcer notre tour d’ivoire laquelle alimente la conviction inavouable de notre supériorité. Vous savez, ce règne de la fausse modestie où l’on se dit on en cachette, « je le vaux bien. Je vaux mieux que tous ces cons. » En cachette, même de soi-même. Surtout de « soi-même ». 

A mon avis les moyens qu’on emploie pour croire se passer de l’intellect, en allant directement à l’émotion, par exemple, sont précisément ceux que la raison rattrape le mieux. Car on ne congédie pas la raison de manière simpliste. La raison reste aux commandes, il faut d’abord s’en faire une alliée, la pacifier.

Comment la parole soigne-t-elle ?

Quand on confie sa parole à un autre, elle nous revient comme venue d’un autre. On ne s’entend pas réellement soi-même. On vit dans une sorte d’écho intériorisé de nos pensées. Quand quelqu’un, tout à coup, nous arrête sur un mot, une question, un silence, il permet de faire émerger le continent qu’il y a dans cette parole. La parole de chacun d’entre nous est pleine de signifiants, c’est-à-dire de mots qui forment une représentation de pulsion, dont certains sont alourdis, ont une empreinte particulière pour chacun d’entre nous. C’est vrai aussi pour le corps. Aucun nourrisson n’est touché de la même manière. Plus tard, l’adulte aura une image visuelle de son corps, plus ou moins aimées, appréciées, qui ne viennent pas seulement d’un jugement esthétique, même s’il le croit, et qui viennent surtout de la manière dont il aura emmagasiné des sensations, qui se sont cristallisées dans certaines parties de son corps. Ce qui fait que ce corps devient un échiquier avec des valeurs hautes ou basses. Idem pour la parole. Dans la mesure où nous avons été parlé avant de naître, on peut imaginer qu’il y a des paroles, qu’on nous a dites, ou par lesquelles on nous a pensé, par exemple notre prénom, qui ont pris pour nous une valeur extrêmement importante dans la construction de notre rapport au monde. On utilise deux mille mots environ, mais certains ont pour nous une espèce de valeur « magique ». Quand ils émergent dans notre discours, ils deviennent des ouvertures, des talismans. En analyse, on est dans un espace corps-psyché. C’est tout sauf (purement) cérébral !

 

Dufourmantelle, A., Se trouver, Dialogue sur les nouvelles souffrances contemporaines, Jean-Claude Lattès, Paris, 2014, pp. 128 -130

Photographie in Ascenseur pour l’échafaud de Louis Malle, Jeanne Moreau recevant un leçon de trompette par Miles Davis, 1958

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