LES MYSTÈRES DU CORPS PARLANT

Extrait d’une conférence à propos du Corps parlant par Jean-Pierre Winter 

[…]

Adviendra ce moment quasi mythique, impossible en tout cas pour chacun d’entre nous à dater, ce moment où on acquiert la certitude qu’un enfant sait parler même s’il n’utilise pas les sons qui sont à sa dispositions et qu’il emprunte nécessairement à l’autre. On est tous des plagiaires. Ce moment, avec Helen Keller, il nous ai donnés comme celui où pour la première fois, dans ce contexte où la soumet miss Sullivan, Helen fera le lien entre, non pas Cake, c, a, k, e / tapoter sur la main, mais entre le mot « water » et l’eau de la fontaine. Un peu comme si chacun d’entre nous avait un mot clef par lequel il pouvait entrer dans le langage. Un mot et pas un autre. [ … ] 

Helen est entrée dans le langage par le mot « water ». Ça n’est évidemment pas n’importe quel mot. Et en voyant le film, j’en étais ému aux larmes, comme la plupart des spectateurs, peut-être aussi du fait de l’homophonie avec mon nom, mais surtout j’étais ému de pouvoir dans ce cas toucher du doigt, je dis bien ce que je veux dire dans ce cas, toucher du doigt ce que c’est que la rencontre d’un sujet avec l’ordre du langage. La prise dans le langage ie comment le sujet va se mettre à habiter le langage, la porte d’entrée. Helen qui jusque là se tenait à la porte, du langage,  à partir de là elle va savoir parler. Elle va même devenir écrivain. Et elle va parler sept langues. Je le dis pour ceux que ça intéresse. Helen saura parler. Pourquoi ? Comment ça s’est passé ? Parce qu’elle a dit non. Elle à dit non à l’eau. Pas au téléphone ; à l’eau. Elle a dit non à l’eau dans un moment de lutte, celui dont je vous parlais tout l’heure à propos de la lutte avec le langage, dans un moment de lutte où miss Sullivan veut lui imposer de remettre dans une poterie – là voilà la fameuse poterie dont je vous ai parlé tout à l’heure – de remettre dans une poterie de l’eau qu’elle a renversé. C’est-à-dire qu’elle, elle suit sur son petit bonhomme de chemin ; faut lui apprendre les règles de la vie en société : tu as renversé de l’eau tu vas remettre l’eau dans la poterie ! Bon. Toujours obsédée par la loi. Et Helen à ce moment-là, d’une manière un peu butée, obstinée, elle dit « non. » Elle le dit à sa manière c’est-à-dire assez violemment. 

Françoise Dolto qui s’est intéressée à cette histoire, suggère qu’à ce moment Helen s’identifie à la jarre. Une poterie donc. Et signifie par sa colère et son nom qu’elle ne veut pas qu’on lui mette dedans des notions qui sont celles des autres. Compte tenu justement de ce que je vous ai dit de l’identité du corps et de la poterie, l’interprétation de Dolto me parait absolument pertinente. Mais il y a plus, je crois. Il y a un premier accès au symbole. L’eau, water, est un symbole qui lui sert de clef pour accéder à l’univers symbolique. Voilà. C’est le point important pour moi. Ça lui sert de clef, c’est un symbole, l’eau, à ce moment-là. Tout le problème va être de savoir de quoi.

Il y a u premier accès au symbole et c’est là qu’on touche à ce que Lacan a pu appeler le motérialisme en quoi réside la prise de l’inconscient. La psychanalyse n’est pas matérialiste. Elle est motérialiste. Qu’est ce que cela veut dire sinon que l’enfant rencontre, à un moment donné, un morceau de langage. Vous vous souvenez tout à l’heure je vous ai parlé de morceaux de corps. Les morceaux de corps rencontrent des morceaux de langage qui, en fonction des premières expériences corporelles de l’enfant, vont venir dire, des morceaux de langage vont venir dire les premières expériences corporelles en nommant la réalité sensuelle, la réalité sexuelle ie les premiers émois, les premières jouissances, les premiers plaisirs. Pensez à ce que je vous ai dit tout à l’heure à propos de l’érection par exemple. En ce sens, ce qui est significatif de la rencontre d’Helen avec l’eau et qui crée une telle émotions sur le spectateur, c’est que l’eau qui était destinée à revenir dans la jarre s’étend sur ses mains, sur sa figure, sur tout son corps, dans un moment qui est un moment de négation mais qui est aussi pour elle un moment totalement jubilatoire. Intense. Et je dirais même sensuellement intense. C’est au moment donc où la poterie, où la jarre se présente à elle comme un évident symbole sexuelle, comme l’image même de ce que Freud appelait, repris par Lacan, Das ding, la Chose, qui est l’origine du monde comme dans ce célèbre tableau qui porte ce nom, donc c’est au moment où ça se présente à elle ce Das ding, sous la forme de cette jarre qui se vide de son eau sur son corps, au moment où elle rencontre quelque chose qui est le plus extime, au coeur de l’intime, au moment où elle décide par son refus de ne pas la remplir, de lui laisser cette place de vide qui est au coeur de la création humaine, en témoigne l’histoire de la poterie en tant que premier art humain, c’est à ce moment de retrouvaille que surgira pour elle cette dimension de sensualité, de sensualité perdue qui vient s’articuler au signifiant « water ». Et j’insiste beaucoup sur la dimension de la sensualité. Signifiant qui n’est pas n‘importe lequel puisque je vous le rappelle, Helen n’avait pas toujours été aussi handicapée et il semblerait que l’un des mots qu’elle avait pu prononcer avant de perdre la parole c’était « water ». Ainsi donc il y a un effet de retrouvaille ; mot perdu et ici retrouvé, qu’elle disait avant de tomber gravement malade avec un plaisir inouï. Cette eau qui ruisselle sur son corps je n’hésiterais pas à dire que c’est sa mère ; ce sont les eaux de la naissance. C’est cette eau qui fait partie de l’échange symbolique entre les mains et qui peut s’avérer si importante dans les jeux  grandement déficients et tout particulièrement aux enfants psychotiques.

[ … ]

Le signifiant est quelque chose qui, comme vous venez de l’entendre, s’incarne dans le corps. Ici donc cela s’incarne dans l’eau archaïque – et quand je dis ça s’incarne dans le corps je veux dire que ça peut être sur la surface du corps comme dans le cas d’Helen, ou à l’intérieur du corps comme dans le cas de Proust. Il y a différentes façons de prendre contact avec le corps et évidemment, ce n’est pas sans conséquence que ça glisse sur le corps ou que au contraire ça entre à l’intérieur, par exemple. Ici, cela s’incarne dans l’eau archaïque et à mon avis cela n’est pas par hasard puisque par exemple quand Lacan veut nous expliquer ce que c’est qu’un signifiant, voilà comment il s’exprime : « j’ai très bien vu de tous petits enfants, ne seraient-ce que les miens, le fait qu’un enfant dise « peut-être », « pas encore » avant qu’il soit capable de vraiment construire une phrase, prouve  qu’il y en lui quelque chose, une passoire qui se traverse par où l’eau du langage se trouve laisser quelque chose au passage, quelques détritus avec lesquels il va jouer, avec lesquels il faudra bien qu’il se débrouille. » C’est cela que lui laisse toute cette activité non réfléchie, des débris auxquels sur le tard, puisqu’il est prématuré, s’ajouteront les problèmes de ce qui va l’effrayer. Et je terminerai là-dessus, grâce à quoi il va faire la connaissance pour ainsi dire de cette réalité sexuelle et de cette réalité du langage.

Est-ce-que ce n’est pas précisément ce à quoi nous confronte, nous expose Helen Keller au déferlement sur elle de l’eau du langage qui la fait sortir de la maison du dressage dans laquelle elle s’était jusque là maintenue sous la férule pharaonique de miss Sullivan.

Je reviens rapidement sur la question de la poterie. Juste pour préciser un peu et vous dire que le potier justement, puisque j’employais le mot pharaonique, le potier dans la religion des anciens égyptiens, mais pas seulement, c’était le créateur du monde. Il se faisait le créateur du monde. Pourquoi ? Vous savez je vous l’ai dit tout à l’heure, les toutes premières traces qu’on ait trouvé de l’industrie humaine étaient justement des fragments de poterie. Le premier signifiant dit Lacan dans le séminaire L’Etique de la psychanalyse, se ne sont pas les objets de la chasse, qui ne sont que des instruments façonnés, ou qui ne le seront que plus tard, la première industrie signifiante, c’est-à-dire celle qui répond à autre chose qu’à la seule satisfaction du besoin immédiat, du besoin primitif de se nourrir par exemple ou même du besoin primitif de satisfaire la pulsion meurtrière, la première manifestation signifiante c’est la poterie. Là où on trouve de la poterie on est sûr qu’il y avait des hommes aussi loin qu’on remonte dans l’histoire. Or, le vase, dont les kabbalistes ont fait un grand usage, est ce qui par l’acte de libation est tourné vers le haut pour recevoir et appuyer sur la terre pour s’élever.

Je ne sais pas si vous avez déjà réfléchi à la symbolique du vase, en dehors de celle que je viens de vous évoquer à propos de Keller, mais elle est extrêmement polysémique. le vase du potier qu’est ce que c’est ? Au sens de la métaphore que je suis en train de filer, c’est-à-dire au sens du rapport entre ce réel primordial et la combinatoire des lettres et des mots qui participent à la création, le vase du potier c’est une excellente image pour qu’on se représente ce que cela signifie que de créer le vide avec pour perceptive de le remplir avec, par exemple, l’eau du langage.

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