INTRANQUILLE

Extractions 

174, L.I. (…)

C’est vrai, je n’ai pas dormi, mais je me sens mieux ainsi, quand je n’ai pas dormi du tout et ne dors pas non plus. Je suis vraiment moi dans cette éternité fortuite, symbolique de cet état de demi-âme où je m’abuse moi-même. Des gens me regardent avec l’air de me reconnaître, mais semblent me trouver bizarre. Je sens que je les regarde aussi, avec des orbites sensibles sous mes paupières qui les frôlent, et je ne veux surtout rien savoir du monde.

J’ai sommeil, tellement sommeil, le sommeil tout entier !

213, L.I.

Tout m’échappe et s’évapore. Ma vie entière, mes souvenirs, mon imagination et son contenu, ma personnalité enfin – tout m’échappe, tout s’évapore. Sans cesse je sens que j’ai été autre, que j’ai ressenti autre, que j’ai pensé autre. Ce à quoi j’assiste, c’est à un spectacle monté dans un autre décor. Et c’est à moi-même que j’assiste. (…) Il y a dans tout cela un mystère qui m’amoindrit et m’oppresse. (…) De qui donc, mon Dieu, suis-je ainsi spectateur ? Combien suis-je ? Qui est moi ? Qu’est-ce donc que cet intervalle entre moi-même et moi ? 

236, L.I.

Ne se soumettre à rien – ni homme, ni amour, ni idée ; garder cette indépendance distante consistant à ne croire ni à la vérité ni, à supposer qu’elle existe, à l’avantage de la connaître – tel est l’état dans lequel, me semble-t-il, doit s’écouler, pour elle-même, la vie intérieure et intellectuelle des hommes qui ne peuvent vivre sans penser. Appartenir – banalité suprême. Credo, idéal, femme ou métier – autant de geôles et de fers. Être, c’est demeurer libre. L’ambition elle-même, si nous en tirons quelque orgueil, devient un fardeau : nous n’y verrions aucun sujet de fierté si nous comprenions que nous sommes des pantins manipulés au bout d’une ficelle. Non, aucun lien, pas même avec nous-mêmes ! Libres de nous comme des autres, contemplatifs sans extase, penseurs sans conclusions, nous vivrons, libérés de Dieu, le bref intermède que la distraction des bourreaux nous accorde, là-bas, tout au bout de la parade. Demain, le jour sans nom. Si ce n’est pas demain, c’est pour après-demain. Promenons au soleil notre repos d’avant la fin, ignorant délibérément les buts et les conséquences. Le soleil viendra dorer nos fronts sans rides, et la brise sera fraîche pour ceux qui auront cessé d’espérer.

Je jette ma plume sur la table, et la voilà, et la voilà qui roule et qui revient, sans que je la saisisse au passage, sur la surface inclinée où je travaille. J’ai tout éprouvé d’un seul coup. Et ma joie subite s’est manifestée dans ce geste, dicté par une colère que je n’éprouve pas. 


Le livre de l’intranquillité, Fernando Pessoa

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