ESSAIS DE PSYCHANALYSE – FREUD SIGMUND

Psychologie des foules et analyse du moi (1921)

Dans les rapports dont il a été question, aux parents et aux frères et soeurs, à la bien-aimée, à l’ami, au professeur et au médecin, l’individu ne subit jamais que l’influence d’une seule personne ou d’un très petit nombre de personnes dont chacune a acquis une importance énorme. Or on est habitué, quand on parle de psychologie des foules, à faire abstraction de ces relations et à isoler, comme objet de la recherche, l’influence exercée simultanément sur l’individu par un grand nombre de personnes avec lesquelles il est lié de quelque manière, alors que, par ailleurs, elles peuvent bien à maints égards lui être étrangères.

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Si la psychologie, qui s’attache aux dispositions, motions pulsionnelles, mobiles, desseins d’un homme isolé, jusque dans ses actions et ses relations à ses proches, avait résolu la totalité de ses problèmes et percé à jour cet ensemble de connexions, elle verrait soudain surgir devant elle un nouveau problème non résolu. Il lui faudrait expliquer ce fait surprenant que cet individu, devenu pour elle compréhensible, sent, pense et agit, sous l’effet d’une condition déterminée, d’une manière toute différente de ce qu’on attendait de lui, et cette condition c’est l’entrée dans les rangs d’une multitude d’hommes, qui a acquis la qualité de « foule psychologique ». Qu’est-ce donc qu’une « foule », d’où tire-t-elle sa capacité d’influencer de façon déterminante la vie psychique de l’individu pris isolément, et en quoi consiste la modification psychique qu’elle impose à cet individu ? ( … )

La meilleure manière d’attaquer cette tâche est manifestement de partir de la troisième question. C’est l’observation de la réaction individuelle modifiée, qui fournit à la psychologie des foules sa matière. (…)

Je laisse ici la parole à Le Bon*. « Le fait le plus frappant présenté par une foule est le suivant : quels que soient les individus qui la composent, quelques semblables ou dissemblables que puissent être leur genre de vie, leurs occupations, leur caractère ou leur intelligence, le seul fait qu’ils sont transformés en foule les dote d’une sorte d’âme collective. Cette âme les fait sentir, penser et agir d’une façon tout à fait différente de celle dont sentirait, penserait et agirait chacun d’eux isolément. Certaines idées, certains sentiments ne surgissent ou ne se transforment en actes que chez les individus en foule. La foule psychologique est un être provisoire, composé d’éléments hétérogènes pour un instant soudés, absolument comme les cellules d’un corps vivant forment par leur réunion un être nouveau manifestant des caractères fort différents de ceux que chacune de ces cellules possède. » ( … )

Si dans la foule les individus liés entre eux constituent une unité, il doit bien y avoir quelque chose qui les relie les uns aux autres, et ce lien pourrait être justement ce qui est caractéristique de la foule. Le Bon ne répond, lui, pas à cette question, il admet la modification de l’individu dans la foule et la décrit en des termes qui s’harmonisent avec les hypothèses fondamentales de notre psychologie des profondeurs. « On constate aisément combien l’individu en foule diffère de l’individu isolé ; mais d’une pareille différence les causes sont moins faciles à découvrir. Pour arriver à les entrevoir, il faut se rappeler d’abord cette observation de la psychologie moderne : que ce n’est pas seulement dans la vie organique, mais encore dans le fonctionnement de la parole que les phénomènes inconscients jouent un rôle prépondérant. La vie consciente de l’esprit ne représente qu’une très faible part auprès de sa vie inconsciente. ( … ) Nos actes conscients dérivent d’un substratum inconscient formé surtout d’influences héréditaires. Ce substratum renferme les innombrables résidus ancestraux qui constituent l’âme de la race. Derrière les causes avouées de nos actes, il y a sans doute les causes secrètes que nous n’avouons pas, mais derrière ces causes secrètes il y en a de beaucoup plus secrètes encore, puisque nous-mêmes les ignorons. La plupart de nos actions journalières sont l’effet de mobiles cachés qui nous échappent. »

( … )

… des observations attentives paraissent prouver que l’individu plongé depuis quelque temps au sein d’une foule agissante, tombe bientôt dans un état particulier, se rapprochant beaucoup de l’état de fascination de l’hypnotisé entre les mains de son hypnotiseur… La personnalité consciente est évanouie, la volonté et le discernement abolis. Sentiments et pensées sont alors orientés dans le sens déterminé par l’hypnotiseur.

Tel est à peu près l’état de l’individu faisant partie d’une foule. Il n’est plus conscient de ses actes.  (…) L’influence de la suggestion le lancera avec une irrésistible impétuosité vers l’accomplissement de certains actes. Impétuosité plus irrésistible encore dans les foules que chez le sujet hypnotisé, car la suggestion, étant la même pour tous les individus, s’exagère en devenant réciproque. »

( … )

Voici encore un point de vue important pour l’examen de l’individu en foule « Par le fait seul qu’il fait partie d’une foule, l’homme descend donc plusieurs degré sur l’échelle de la civilisation. Isolé, c’était peut-être un individu cultivé, en foule c’est un instinctif, c’est-à-dire un instinctif. Il a la spontanéité, la violence, la férocité, et aussi les enthousiasmes et les héroïsme des êtres primitifs. » Il s’étend encore tout particulièrement sur la baisse du rendement intellectuel qui affecte l’individu absorbé par la foule.


FREUD, S., Psychologie des foules et analyse du moi (1921) in ESSAI DE PSYCHANALYSE, Chapitre 2, La peinture de l’âme des foules par Le Bon, PBP, 2001, extraits des pp. 141 – 150 

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