HORS DE MOI

Embryon 

[ … ] le sentiment du Moi que possède l’adulte n’a pu être tel dès l’origine. Il a dû subir une évolution qu’on ne peut évidemment pas démontrer, mais qui, en revanche, se laisse reconstituer avec une vraisemblance suffisante. Le nourrisson ne différencie pas encore son Moi d’un monde extérieur qu’il considère comme la source de multiples sensations affluant en lui. Il n’apprend qu’à le faire peu à peu, qu’en vertu d’indications diverses venues du dehors. Un fait en tout cas doit lui faire la plus forte impression, c’est que certaines sources d’excitation, qu’il ne reconnaîtra que plus tard comme émanant de ses propres organes, sont susceptibles de lui procurer des sensations de tous les instants, alors que certaines autres, plus fugitives, tarissent périodiquement – parmi ces dernières, relevons la plus convoitée : le sein maternel – et ne jaillissent à nouveau que si lui-même a recours aux cris.

De la sorte, le Moi se trouve placé pour la première fois en face d’un « objet », autrement dit d’une chose située « au-dehors », et que seule une action particulière contraint à apparaître. Un second facteur va contribuer, en outre, à détacher le Moi de l’ensemble des sensations, c’est-à-dire à lui faire apercevoir ce « dehors » : ce sont les sensations de douleur et de souffrance fréquentes, variées et inévitables que le « principe de plaisir », en maître absolu, exige que l’on supprime ou que l’on évite. La tendance se développe à isoler du Moi, à expulser au-dehors tout ce qui peut devenir source de déplaisir, à former ainsi un Moi purement hédonique – Lust-Ich, un  Moi-plaisir – auquel s’oppose un monde extérieur, un « dehors » étranger et menaçant. Les limites de ce Moi hédonique primitif ne pourront échapper à une rectification imposée par l’expérience. Il existe maintes choses auxquelles on voudrait ne pas renoncer en tant que sources de plaisir et qui ne sont pourtant pas « Moi », mais « objet ». Et maints tourments qu’on veut éviter se révèlent malgré tout comme inséparables du Moi, et d’origine interne.

( … ) Nous touchons ici au problème plus général de la « conservation des impressions psychiques », qui n’a pour ainsi dire jamais encore été abordé. Il est pourtant si séduisant et si important que nous sommes en droit de lui accorder un instant d’attention, même si l’occasion n’en paraît pas justifiée. Depuis que, revenus d’une erreur, nous ne considérons plus nos oublis courants comme dus à une destruction des traces mnésiques, donc à leur anéantissement, nous inclinons à cette conception opposée : rien dans la vie psychique ne peut se perdre, rien en disparaît de ce qui s’est formé, tout est conservé d’une façon quelconque et peut réapparaître dans certaines circonstances favorables, par exemple au cours d’une régression suffisante. Il est permis de chercher à se rendre compte du sens de cette conception par une comparaison empruntée à une autre domaine. Prenons comme exemple approximatif le développement de la Ville Eternelle. Les historiens nous enseignent que la Rome la plus primitive était la Roma quadrata, colonie entourée de palissades sur Palatin. ( … ) 


FREUD, S., 1929, Malaise dans la civilisation, PUF, 1971,  pp. 09 – 13

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