CECI EST MON PÈRE

Remerciements des plus sincères à Frédéric Gohr qui aura accepté la publication de ses mots sur ce site. C’est déjà ça.

 

Je t’aime ; c’est non.

Albrecht G., mon père, n’était pas un héros. C’était un môme mal construit juste avant la seconde guerre avec un nom prussien et, chemin de traverse de la génétique, une gueule d’espagnol. Ses parents : son père souvent absent, sorte de dandy spectral, personnage mystérieux sorti d’un roman de Drieu La Rochelle, sa mère aimante, catholique pratiquante, courageuse, mais très anxieuse. 

C’était toujours le même môme quand il a eu des enfants, ma sœur et moi, pas trop prévus- surtout moi. Difficile de le caractériser en quelques mots, mais c’était un homme excentrique, à la fois tendre, charmant, imprévisible, irresponsable avec un penchant indéniable pour les excès et les addictions. Il nous aimait certainement, mais on peut dire qu’il nous a survolé, pas longtemps en plus car il nous quitté à 46 ans. Je pense qu’en retour, et c’est moins vrai pour ma sœur, je l’ai un peu survolé moi aussi. Je l’aimais comme on aime son grand frère, celui qui ne respecte pas trop les règles, celui qui est déjà parti de la maison, pas vraiment comme on aime un père, même si j’imagine qu’il y a plus d’une façon d’aimer ses parents. Nous nous entendions plutôt bien, même s’il me traitait parfois de rêveur ou de bolchevique, et moi de réac ou de snob. Nous avions en commun le goût des blagues douteuses, des femmes et de la lecture. Mes amis le trouvaient cool, amusant, haut en couleurs à côté de leurs parents gris souris. Moi aussi le plus souvent, mais parfois, je l’aurais bien échangé contre le modèle « bon père de famille » car l’envers du décors, sans être un enfer permanent, était parfois compliqué. Sa présence en pointillé, son infidélité chronique, sa dépendance à l’alcool, sa façon de dépenser sans compter de l’argent qu’il n’avait pas, sa santé que nous percevions de façon diffuse comme en sursis, créaient évidemment des dysfonctionnements, du chaos et de la tristesse. Souvent j’ai vu ma mère pleurer, ma sœur perdue. Moi cela allait, j’avais un peu grandi sans lui, entouré de bienveillance féminine, j’avais eu ma dose d’amour, donc évité les blessures, j’avais confiance en moi, la base pour débuter,  pour le reste j’allais me débrouiller. 

N’empêche, il me revient une anecdote. Mon père ne me posait aucune limite de sortie et d’ailleurs ne savait jamais très bien où j’étais, il s’en accommodait très bien et moi aussi. Voilà qu’une nuit je sors à Gand, je rencontre une fille, je reste du jeudi soir au dimanche après-midi chez elle sans prévenir. Je ne pense même pas qu’il s’agissait d’un acte manqué de ma part, je penche plus pour un symptôme ordinaire de mon insouciance et du laxisme familial ambiant. Bref, quand je suis rentré j’ai trouvé mon père dans un état de détresse, d’inquiétude et de colère impressionnant. Je ne suis pas certain de l’avoir réalisé au moment même, mais cette engueulade inattendue, ces limites qui se hissaient soudainement devant moi, cet intérêt protecteur, m’ont fait plaisir, m’ont flatté et je les ai traduits, par la suite, comme autant de preuves d’amour. 

Ensuite je suis devenu père moi-même. Nous sommes tous le produit de notre histoire donc je me suis positionné à la fois à son opposé et dans ses traces. J’ai évité les travers des addictions, des dettes, de la pagaille toxique, de l’étourdissement permanent, j’ai fini par m’éloigner des lumières de la nuit, mais j‘ai été, comme lui, un père tendre, camarade à la fois léger et intense avec qui on peut parler ou rire de tout, même si j’étais aussi, je l’avoue, affreusement dépourvu d’autorité et en proie à des intermittences désinvoltes. « Dis Fred, tu as fait des enfants, pour avoir encore plus de copains ?» me demandait parfois leur mère, quand j’étais trop relax. C’est vrai, j’avais grandi avec des femmes, dans une sorte de royaume enchanté, je n’avais pas ou peu de référent masculin ou de figure d’autorité, mais j’ai l’impression de n’avoir pas trop mal fait, disons que j’ai tenté de faire de mon mieux avec les cartes à ma disposition.

Voilà je réalise que c’est un portrait un peu contrasté, un peu long mais je voulais parler de mon père tel qu’il était pas tel que je le rêvais. Il n’était peut-être pas fait ou préparé pour ce rôle là, mais il a essayé. Peu importe aujourd’hui, puisque j’ai été le fils de cet homme-là.

Frédéric Gohr, 12 Juin 2022

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