LA RACINE MÊME DE L’ART

Le réel c’est le discontinu 

J’étais parti de cette distinction par Lacan de deux pas chez Freux.

  1. Celui de l’inconscient structuré comme un langage, qui relève des effets du refoulement secondaire ; qui relève d’une sémiotique, qui relève d’effets de langage que Freud et Lacan nous ont appris à décrypter : métaphore, métonymie, condensation, déplacement, etc.
  2. Celui de l’automatisme de répétition découvert en 1920 par Freud, qui n’est ni plus, ni moins que ce que j’avais tenté de déplier dans Le corps des larmes* en essayant de donner un peu de substance à cette chose obscure que sont les premiers balbutiements de la naissance du jet : ce que j’appelais « être revenu sur ses pas » pour que l’on puisse reconnaître que là, on a déjà été une fois. C’est à dire qu’il y a un moment où quelque chose va compter pour Un : où il y a à reconnaître qu’on a déjà mis là ses pas, et qu’il y a un effet-sujet dans cette répétition inaugurale. C’est à la fois les effets de la marque – nous pouvons même dire la création de la marque, de la coche, en tant qu’elle crée du Un, et quelque chose du sujet qui advient par ce retour au même, au même lieu, au même, quelque chose qui permet de compter Un. C’est, par exemple, ce que l’homme préhistorique a peut-être fait quand il a tué avec sa massues le deuxième auroch. À ce moment, il a gravé sur sa massue un trait. Il a fallu qu’il en tue un deuxième pour qu’il puisse compter le premier, qu’il y a du 1, c’est-à-dire que ça se répète. Je ne sais comment vous transmettre ça autrement, nous sommes dans un tel balbutiement subjectif que les mots peuvent difficilement en rendre compte. Dans ce deuxième pas, l’automatisme de répétition, dans cette opération subjective, il y a quelque chose qui fait os. Et cet os, c’est l’écriture précisément.   

L’autre point que j’avais souligné et que je veux relancer, c’est de savoir en quoi ces réflexions, ce travail, ces pensées, nous sont utiles. Est-ce que c’est utile à un psychanalyste de se poser ce genre de problème ? Avant même de savoir si c’est utile, il y a d’abord le fait que c’est bien difficile de s’y dérober parce que, si on s’intéresse et si on se lance dans la psychanalyse, c’est parce qu’on est mordu par un désir de savoir. Un désir de savoir de ce qui est le plus obscur mais aussi le plus passionnant. De tout temps, certains humains, pas tous, se sont passionnés pour les Mystères, les vrais, les grands mystères : l’origine, la sexualité, le rêve, etc. C’est pourquoi il me semblait légitimes de vous avoir lu ce passage de Le Clézio où on voit quelqu’un qui n’est pas psychanalyste mais écrivain, qui est clairement concerné, passionné par quelque chose dont j’ai essayé de vous montrer que c’est la racine même de l’art. Et ça intéresse directement le psychanalyste.

Ce n’est pas pour rien non plus que Freud a mis Goethe à une telle place, à une place de géant, dont le texte qu’il reprendra le plus est Faust, c’est-à-dire celui qui est prêt à payer très cher pour avoir le savoir de la vérité. Vous connaissez mon admiration pour Thomas Mann, je crois qu’il est de l’un de  ceux qui a le mieux compris Freud, et qu’il y a même des choses très bouleversantes qui préfigurent largement les lectures lacaniennes de Freud.

Je voudrais quand même insister sur le fait que c’est plus qu’utile, c’est absolument nécessaire dans notre pratique tout à fait directe, sur le plan thérapeutique. Si ça parle à celui qui sait entendre à ce qui est entendu. Autrement dit, se pencher, se passionner pour cette dimension des phénomènes humains les plus originaires que l’on puisse imaginer et logiciel, c’est ce qui permet qu’il y ait du psychanalyste dans le psychanalyste.

* O. Grignon, Le corps des larmes, Paris, Calmann-Lévy, 2002


GRIGNON, O., Avec le psychanalyste, l’homme se réveille, Paris, Érès, 2017

Illustration, Fragonard Jean-Honoré, Les curieuses, 1775 – 1780

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