DÉBAT AVEC DANIEL MESGUICH au Théâtre de l’Épée de bois

Il s’agit du Peindre


Article écrit à 4 mains par Marianne Carabin et Margot Ferrafiat-Sebban

Au sein, invitées à échanger avec Daniel Mesguich, d’un lieu quelque peu historique, nous sommes toutes deux renvoyées, il faut bien le dire, à une position qui fraye avec celle de l’enfant fasciné par le héros d’une histoire mythique, qu’ici, raconte celle du théâtre moderne. Un théâtre où « …on ne croit ni on ne croit pas, on ne regarde ni on n’écoute jamais directement : on regarde ou on écoute l’enfant ou l’« idiot » en nous qui y croit »1. Ce samedi après-midi-là pour la deuxième fois, nous nous sommes délectées, à « ne ni ne ni ne…. » mais juste à être là pour goûter, avec nos yeux et nos oreilles, l’avant dernière représentation du Prince travesti de Marivaux mis en scène, par notre hôte. Le débat aura lieu en présence des comédiens de la compagnie Miroir et Métaphore venus rejoindre le reste désirant du public de cette heure. Public et comédiens faisant corps, la parole de chacun passera de l’un à l’autre dans un accueil vif, pointilleux et néanmoins attentif comme pourrait l’être ce que nous avons coutume d’entendre dans ce que nous appelons depuis Freud la « neutralité bienveillante ».
C’est dans l’après-coup du débat, que s’inscrit une forme de « resubjectivation de l’événement »2. Nous pourrions dire que le débat a fait « après-coup » pour nous analystes de Théâtre et psychanalyse, A Corps Perdus. C’est une véritable prolongation de réflexion qui, à chaque fois, nous remet au travail pour repenser un point d’achoppement entre la psychanalyse et le théâtre. Ces points d’achoppement sont toujours livrés par le public, leur diversité montre la labilité, pour chacun, d’un point d’accroche selon sa perception pourrait-on dire, selon son histoire.3

Il y a un point d’impossible à dire le théâtre. Dire c’est toujours être à coté, il y a quelque chose qui rate. Daniel Mesguich écrit « dire, avant toute chose, que parler du théâtre jamais ne pourra dire, si peu que ce soit, le théâtre. »4 La question serait alors : qu’est-ce qui rate ? Plus précisément qu’est-ce qui fait trou ? Les psychanalystes Lacaniens diraient la « Chose » car elle est toujours représentée par un vide, donc représentée par autre chose. C’est le principe de la création artistique. Autre chose vient boucher, vient masquer ce trou que serait la « Chose ». Pour Lacan ce qui fait trou c’est le signifiant et il ajoute « la nomination est la seule chose dont nous soyons sûrs qu’elle fasse trou. »5 Assurément ce qui fait trou dans le réel c’est bien le Nom-du-Père. Voilà autour de quoi nous avons tissé et organisé le débat ; autour d’un trou.
La parole est ainsi lancée et prend son point d’articulation à partir de la position de Lélio, prince travesti en aventurier inconnu. La question du semblant, du travestissement, de la mascarade ouvre la discussion. Notre réflexion s’inscrit dans le fil de cette logique du signifiant, à savoir de ce qui fait trou et de ce qui le voile, cette logique qui pourrait nous faire penser à une sorte de bouche-à-bouche pour ainsi dire ; en d’autres mots, plus on en parle, plus on le bouche. La question du semblant, du travestissement, voir de la mascarade, poserait celle de ce qui couvre le trou. Partant de ce semblant en tant qu’il viendrait voiler, couvrir ce trou, Lélio serait-il à la place du semblant ? Serait-il, tel l’analyste, un semblant d’objet pulsionnel convoquant le sujet à se réintégrer à sa cause de désir ? Lélio, présentifie quelque chose d’un savoir qui échappe à tous et qui, pourtant, meut les uns et les autres. D’une certaine manière, il incarnerait la position de l’inconscient et, dans la mesure où par sa présence et ce savoir ignoré de tous (savoir qui il est réellement), il fait bouger les lignes. Ainsi, les personnages se révèleraient à eux-même et découvriraient ce qui les ferait désirer. Lélio incarnerait-t-il la position de l’analyste ?

Daniel Mesguich, aguerri au langage de la psychanalyse, rebondi et pointe : cette question n’a, selon lui, pas de réponse. En effet, il semblerait qu’il travaille plus en partant du texte et non des personnages. Il y aurait un texte commun, comme un texte inconscient, dont le sens viendrait de la découpe que l’on en fait. Dont le sens viendrait de la césure. Les personnages de Marivaux, n’existent pas en vrai et à ce titre ils ne sont pas incarnés. Il lui paraît difficile de dire quoi que ce soit sur la « psychologie » de tel ou tel personnage. Cela serait justement avoir une approche psychologisante et non psychanalytique et, de ce fait peut-être, avons-nous pensé défaire le travail du théâtre lui-même, d’autant plus ici, dans la mesure ou le travestissement est l’apanage du théâtre, et ainsi, dans le même mouvement, cette pièce serait une mise en abîme du théâtre lui-même. Daniel Mesguich nous dit que ce qui l’intéresse c’est le mot, non pas la phrase, mais le signifiant. Voire même ce qui se passe entre les signifiants.

Dans le public, plusieurs fils sont tirés prolongeant notre réflexion : une bande-dessinée surgit des souvenirs d’enfance de l’une, le jeu d’échecs de l’autre nous fait penser au parti pris de la mise en scène partant du travail en profondeur du texte qui trouve son sens, ses sens, peut-être même une certaine essence dans les tripes du non-sens dont les découpes faites par ce sujet-supposé-savoir que serait alors le metteur en scène. Daniel Mesguich guide notre regard et surprend notre oreille. Les jeux de lumière, en cercle ou en couloir, apparaissant, disparaissant selon un mot, une lettre, une situation sont comme un clignotement, celui de l’inconscient, qui nous tient dans un certain éveil. Comme un éveil autre. Un éveil ailleurs, dans un endroit où l’on ne peut voir de nos yeux qu’on n’est pas là où nous croyions être. Les cercles de lumières réunissent ou isolent. Ils font lien, fusion, séparation. Et ce jeu, décidé, de lumières nous envoie hors du temps. Nous sommes, comme dans un rêve, plongés dans une temporalité où quelque chose du temps se suspend.

Outre la pulsion scopique ainsi sollicitée, mise en alerte, c’est l’oreille qui est aux prises des surgissements par les offs qui ponctuent le texte qui se déroule sur la scène. Ça résonne. Ça déraisonne. Ça donne une impression d’un « de là-haut quelqu’un surgit ». Quelques fois des cris, quelques fois les innocentes didascalies deviennent terrifiantes malgré la douceur et l’humour de la voix qui les prononce ; LA Princesse a parlé. Celle que l’on s’imaginerait toute-puissante est pourtant tout aussi impuissante que chacun d’entre nous face aux visages de l’Amour. Car il s’agit d’amour bien entendu, et de ses stratégies. Etrangement, lors du débat, par pudeur ? ou refoulement ? est ce égal ? l’amour aura été l’oublié, le non-dit, le refoulé de la discussion qui nous a réunis. Ce qui n’est, bien entendu, pas sans nous avoir, dans l’après-coup, tapé dans le vestibule.

Par ailleurs, le public remarque et souligne le travail des comédiens, leurs mouvements saccadés, ils semblent comme reliés à un fil indiquant un « grand Autre », une sorte de marionnettiste qui manipulerait le mobile que serait la pièce. Un jeu d’enfants en somme. Une attraction pour nouveau-né ébahi face à ce qui se déroule devant lui. Il y a aussi les jeux des miroirs ; déformant, grossissant, écrasant, comme une distorsion temporelle, une distorsion de la réalité. Parfois une même scène nous donne l’impression que quelque chose d’impalpable a eu lieu et nous échappe complètement. Le face à face d’Hortense et de Lélio comme en miroir, un miroir qui s’inverse et se retourne, très proches puis très éloignés chaque déplacement est scandé d’un éclat sonore, qui nous glace le sang, tel un cri d’effroi ou bien, le retentissement d’un miroir qui se brise dans un éclat strident. Certaines scènes sont ressenties par le public comme entrecoupées, arrêtées, séquencées par un « noir puis lumière », nous voilà plongés encore ailleurs, on s’y perd parfois, mais où somme nous ? Alors le magicien sourit et nous raconte : le théâtre c’est une autre réalité, une autre temporalité. Laquelle ? Comment savoir ? C’est un ailleurs et, pour lui, alors, le temps serait-il un indice de déréalisation qui plongerait le spectateur dans un jeu où se joue non seulement en lui mais aussi pour lui quelque chose de l’intime ?

D’autres questions comme celle de la politique sont soulevées. Y-a-t-il de la politique dans la pièce de Marivaux ? Daniel Mesguich nous renvoie à nos projections de contemporains qui politisent tout. Nous croyons néanmoins qu’Arlequin tient la place d’une bourgeoisie galopante à cette époque, signe d’un avenir bien troublé pour l’aristocratie. Le jeu des comédiens ne manque pas lui non plus de nous interpeller, de nous étonner, de nous surprendre. En effet, la distance entre la tension d’une part et d’autre part la souplesse du maintient des corps ne peut que laisser des traces ; En sort-on indemnes ? Les comédiens répondent ; leur travail est l’ouvrage d’une vie tissée tout à la fois de labeur et de joie dont ils gardent l’enfance pour modèle. Sans transition, et tout aussi sérieusement, l’enfant joue, l’enfant fait ses devoirs, l’enfant va à table, crie, pleure, rit… Tout en lui appelle au regard. Ils aiment être sérieux, rire, dire des bêtises, travailler de longues heures, être en colère… Ils aiment et le public n’est pas dupe. La question de l’amour n’était peut-être pas si absente du débat finalement, non dans le Dire, mais dans l’Aimer.

Enfin, le soudain, et qui plus est heureux, dénouement de la pièce perturbe le public. Les couples se réunissent, la princière bonté semble triompher pour le meilleur et pour chacun. Pour chacun hormis Frédéric. Le public est mal à l’aise. On n’ose y croire. Serait-ce le malaise de découvrir la joie des comédiens hors des coulisses ? De les voir se réjouir devant nous, sur la scène ? propose notre metteur en scène. Pourtant les rires venus de « là-haut » grimacent sur nos têtes alors même que les visages se masquent de la béatitude du triomphe de l’amour. Etrangeté. Serait-ce le travers de la répétition névrotique de fantasmer des amours impossibles, des amours insatisfaisantes qui vient heurter dans cette fin-là un point d’angoisse ? Certains ne veulent pas que le spectacle se termine. Pas ainsi. En effet, la fin nous renvoie à nous-mêmes et nous laisse, si l’équivoque et le manque de garantie nous est trop lourd, le soin de choisir, de trancher. C’est à dire celui de renoncer. C’est à nous, public, de continuer à écrire ce qui ne cesse de ne pas s’écrire.
Les rires grondent et c’est Frédéric, celui qui porte en pleine lumière la part sombre de ce marivaudage, c’est Frédéric, souligne un spectateur averti, qui mettra terme à la mascarade. Le ministre, déchu, esseulé, se penche au-dessus d’une scène de théâtre en carton-pâte, jouet de la princesse, et d’une main inquiétante en éteint la lumière. Noir. Nous applaudissons. Le dernier mot de la pièce, même si rien est dit, un mot signé de la mise en scène, nous laisse donc perplexes.
Sans aucun doute, nous, ACP, analystes et femmes, ne sommes pas tout à fait sorties les mêmes après ce débat, après cette rencontre avec Daniel Mesguich et ses comédiens. Dire ce qui pour nous a bougé, est impossible. C’est une expérience. Quelque chose du Réel, quelque chose hors du temps a eu lieu.
Un mot emprunté à François Regnault pour conclure sur ce qui nous meut en tant qu’analystes à travers ces rencontres alliant les artistes et le public :
« On ne tiendra donc pas qu’il y ait chez Lacan le dessein d’apercevoir ce que l’artiste ni l’œuvre refoule, mais bien plutôt, l’œuvre et l’artiste feront apercevoir ce que la théorie méconnaissait encore. »6 et il ajoute « l’art qui organise la psychanalyse, c’est celui qui organise le trou de la chose. »7


1 Mesguich D., L’éternel éphémère, Verdier, 2006, p.115
2 Lacan J., 1966, Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse, in Les Écrits, Paris, Seuil, p. 256
3 Théâtre et psychanalyse A Corps Perdus, rubrique Après-coup
4 Mesguich D., L’éternel éphémère, Verdier, 2007, p.9
5 Lacan J., 15 avril 1975, Séminaire XIII, RSI, in Ornicar
6 Regnault F., Conférence d’esthétique Lacanienne, Agalma, 1997, p.18
7 Id. p.19

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