RAISON, PARTAGE TON ROYAUME, JE T’EN SUPPLIE

Le sens unique n’a rien à voir avec le vivant* 

Texte de JP Winter, in Choisir la psychanalyse, 2001, Points, pp. 90-94

( … ) La psychanalyse ferait-elle peur parce qu’elle apporte du nouveau ? Oui et non.

Oui, en ceci qu’elle crée un nouveau lien social ; la relation analyste/analysant, et un mode de penser totalement inédit ( A une condition près : que l’analysant joue le jeu du dispositif analytique en s’efforçant de dire tout ce qui lui vient à l’esprit **)

Non, parce que ce qu’elle découvre, ou plus justement dévoile, en instituant en actes les conditions de sa pratique est depuis longtemps déjà plus ou moins disséminé dans la culture : dans les textes fondateurs de nos civilisations, dans les romans, les poèmes, les pauvres picturales, etc.

Aussi, si la psychanalyse, en attirant notre attention sur la dimension d’un inconscient psychique, nous confronte à du nouveau, pour autant elle nous impose de tenir compte du fait que notre pensée est divisée.

(…)

Nous sommes habitués à prendre pour argent comptant nos raisonnements plus ou moins logiques, nos convictions exprimées en termes rationnels, nos sentiments formulés de telle façon que nous y adhérons et parvenons à en convaincre les autres. Bref, nous nous imaginons ordinairement identiques aux bribes de langages par lesquelles nous nous efforçons de faire entendre ce que nous sommes ou ce que nous croyons être.

Bien sûr, il arrive à tout le monde de s’apercevoir que ces paroles sensées ont de curieuses résonances, que nous ne sommes pas toujours là où nous disons être, que nos actes ne sont pas tout à fait nos actes, que nos pensées sont souvent empruntées, qu’ici ou là les mots que nous employons sont si équivoques que le sens de nos propos dépend de celui qui les écoute. Mais, de tout cela, nous ne tenons pas compte et nous nous obstinons à avancer dans notre vie à travers ce brouillard ou ce brouillage, à l’aveuglette, comme s’il n’avait jamais cessé de faire soleil en pleine nuit.

Pourtant, nous avons fait l’expérience de ce malaise qui s’empare de nous quand nous ne sommes plus très rassurés que les pensées qui viennent à nous sont vraiment les nôtres.

C’est précisément en ce point, et parce que nous voulons à tout prix ne rien savoir de ces allusions insistantes à une autre vie en nous, que nous élevons toutes sortes de dingues, de murailles infranchissables, que nous nous mobilisons avec plus ou moins de force pour nous tenir à l’écart de ce que nous pressentons comme cinquième colonne qui camperait dans notre intimité.

Depuis l’Antiquité (!), des hommes nous ont cependant avertis que rien ne pouvait nous apparaître aussi redoutable que nos désirs. Depuis toujours, des philosophes, des moralistes, des théologiens nous rappellent que nous traitons nos réels désirs comme s’il s’agissait d’étrangers, que nous condamnons à la relégation. Mais les voix de ces hommes, dans leurs moments, rares il faut bien le reconnaître, de lucidité et de courage, sont vite étouffées par le poids des commentaires universitaires, ecclésiaux ou politiques.

Ainsi, par exemple, qui se souvient de ces quelques lignes de Platon dans La République :

«  Quels sont, demanda-t’il, ces désirs dont tu veux parler ? 

  • Ce sont ceux, répondis-je, qui s’éveillent à l’occasion du sommeil, toutes les fois que dort la partie de l’âme dont le rôle est de raisonner et de commander à l’autre par la douceur, tandis que la partie bestiale et sauvage, s’étant emplie de nourritures ou de boissons, se trémousse et, en repoussant le sommeil, cherche à aller de l’avant et à assouvir son penchant propre. Tu sais fort bien qu’en une telle occurrence il n’est point d’audace devant quoi elle recule, comme déliée, débarrassée de toute honte et de toute réflexion : ni effet devant l’idée de vouloir s’unir à sa mère ou à n’importe qui, homme, divinité, bête ; de se souiller de n’importe quel meurtre ; de ne s’abstenir d’aucun aliment. En un mot, sur aucun point elle n’est à court de raisons ni d’indifférence à la honte.
  • Ton langage, dit-il, c’est la vérité même ! »

Clairement donc, Freud, écrivant L’interprétation des rêves, se fait le porte-parole de Platon. Nul doute que, tandis qu’il élaborait sa théorie, ces fortes paroles du philosophe ont infléchi sa réflexion. L’essentiel y est : le rôle de la raison, son relâchement pendant le sommeil, la fonction de la honte comme principal moteur de la censure, nos désirs les plus inavouables : inceste avec la mère ( horreur ! ), meurtres en tout genre et un premier catalogue de nos perversions.

Plus tard, Diderot dire dans Le Neveu de Rameau (cité par Freud cette fois) : « Si le petit sauvage était abandonné à lui-même, qu’il conservât toute son imbécilité et qu’il réunît au peu de raison de l’enfant au berceau la violence des passions de l’homme de trente ans, il tordrait le cou de son père et coucherait avec sa mère. »

Sans parler donc de Sophocle et de son Oedipe roi ou de Shakespeare et de son Hamlet, nous ne pouvons pas dire que ce que la psychanalyse apprend à l’homme sur lui-même soit manifestement nouveau.

Nous étions prévenus !

(…) Avec l’avènement de la psychanalyse, c’est chacun d’entre nous qui se trouve appelé à reconnaître qu’il participe de cette humanité-là, même si elle semble aux antipodes de nos splendides édifices culturels, de notre moralité, de nos vertus et de nos constructions éthiques les plus élevées.

(…) Et si l’on persévère, malgré les avertissements de Platon, de Diderot et de Freud, à ne rien vouloir admettre de cette réalité (psychique) si peu réjouissante, qu’on se souvienne que c’est dans la région et dans le pays ayant atteint ce qu’il croyait être le plus haut degré de civilisation qu’eurent lieu, entre 1933 et 1945, les pires atrocités, les déchaînements de la plus grande barbarie que l’humanité ait conçus. Et cela trente ans seulement après l’invention freudienne, qui n’eut pas, c’est le moins qu’on puisse dire, l’effet d’un vaccin.

Aussi Freud ne s’était-il pas trompé quand il affirmait que la psychanalyse était la troisième gifle que la science infligeait à l’homme. Après Copernic, qui lui imposait de renoncer à sa croyance qu’il était le centre de l’Univers, après Darwin, qui lui assenait qu’il n’était qu’un moment dans l’histoire de l’évolution, ni sa fin ni son origine, vint Freud, qui lui rappelait que le Moi n’était pas le maître dans son enveloppe narcissique.


*Remarquez, je n’ai pas dit la vie.

**page 12

Photographie Annelies Strba

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