‘ FAY CE QUE VOUDRAS ‘

2020, la trentième année de Thélèmythe, dont voici extraits quelques mots proposés par Hélène Blaquière, Georgy Katzarov, thérapeuthes à Thélèmythe

« On peut prévoir (…) qu’un jour la société reconnaîtra que la santé publique n’est pas moins menacée par les névroses que par la tuberculose. « 

Une institution singulière

Qu’est ce que Thélèmythe ? On aura reconnu dans ce nom la référence à Rabelais et à son abbaye de Thélème. Comment donc Freud rencontre-t’il Rabelais ? Tout comme la devise rabelaisienne, inscrite au frontispice de l’abbaye de Thélème dans Gargantua, « Fay ce que voudras », est un impossible à suivre sinon au titre d’une utopie, la règle fondamentale de la libre association, « Dites tout ce qui vous vient à l’esprit », est intenable. Freud à Thélème, c’est donc la rencontre de deux impossibles et cette rencontre offre paradoxalement la possibilité d’inventer une forme nouvelle d’institution. L’invention est une révolution, un mouvement d’arrachement qui se paye parfois cher, une subversion des systèmes qui existent. L’inventivité trouve son sol sur fond d’impossible. En effet, comment peut-on articuler la psychanalyse qui fait appel au sujet désirant et la demande sociale qui vise l’insertion des individus ? On peut se demander quelle place peut encore avoir la psychanalyse dans une politique d’aide sociale.

(…)

Par un effet d’ironie dont parfois l’histoire a le secret, il se trouve que les jeunes gens qui vivent dans la mythique abbaye de Thélème incarnent une élite, tandis que ceux que l’association Thélèmythe accueille relèvent bien plutôt de la catégorie des « incasables », selon les termes de l’Aide >Sociale à l’Enfance, des parias, des délaissés de la société (…)

« Fay ce que voudras » donc, à condition d’honorer les deux séances hebdomadaires du thérapeute et le rendez-vous hebdomadaire au bureau du parrain administratif qui donne l’allocation d’entretien. Que le jeune puisse arrêter ses études, ne rien faire, avoir des démêlés avec la justice ou ne jamais dormir à l’hôtel, aucune de ces situations ne peut, a priori, mettre en cause la poursuite de sa prise en charge tant que la succession des rendez-vous se maintient. Pari est fait que cette continuité est plus solide et efficace qu’une surveillance permanente par des éducateurs que la plupart ont connue jusque-là, non sans exaspération.

L’or et le cuivre

Dans un tel dispositif, que reste-til, selon les mots de Freud, de « l’or pur de la psychanalyse », qui est ici totalement immergé dans « le cuivre » du travail social ? Ce sont donc bien plutôt les conditions d‘impossibilité d’exercer la psychanalyse qui apparaissent au premier abord, et avant tout au niveau du cadre lui-même. Pour en énumérer quelques-unes : la demande elle-même est biaisée, dans la mesure où elle n’émane pas tant du jeune que de ses tuteurs de l’ASE ; ce n’est pas le jeune qui paye pour sa thérapie, encore moins pour sa psychanalyse, mais on paye pour lui et sa présence aux-rendez-vous avec le thérapeute conditionne l’obtention de son allocation. d’entretien ; par ailleurs, l’ASE demande un retour sur les suivis sous forme de comptes rendus trimestriels et de réunions de synthèse. C’est une gageure d’arriver à préserver le secret professionnel dans ces conditions ainsi que l’espacer intime nécessaire au déroulement d’un travail sur soi. Il s’agir d’un périlleux exercice qui réclame une certaine inventivité d’écriture pour parvenir à ne pas dévoiler ce qui se passe dans les suivis psychologiques tout en donnant suffisamment d’éléments pour justifier la poursuite de la prise en charge. (…)

L’application de l’analyse dans un tel contexte relève, dira-t-on d’un miracle, ou pire, d’un idéalisme passionné. Certes, cela dépend du désir de mise au travail, d’une éthique de l’écoute qui fait appel au sujet. Mais pas seulement. L’expérience montre que le dispositif de contraintes produit un effet structurant. (…) Jamais Freud n’a pensé, malgré l’or et le cuivre, que la psychanalyse doive se cantonner à une seule chose. Il écrivait dans ce même texte :

 » Nous ne pouvons éviter de prendre en analyse des personnes si faibles de caractère, si peu capables de s’adapter à la vie, que nous nous voyons obligés d’associer pour elles l’influence éducative à l’influence analytique. D’ailleurs, pour la plupart des patients, nous nous voyons obligés de nous poser de temps en temps en éducateurs et en conseillers. Mais cela doit chaque fois être fait avec beaucoup de précaution et il ne faut pas chercher à modeler l’individu à notre image, mais le pousser à libérer et à perfectionner sa propre personnalité. »

Cela montre bien que le travail du fondateur de la psychanalyse concevait parfaitement que le travail psychanalytique n’implique pas une seule chose, une seule posture ou une seule fonction, et qu’un psychanalyste doit savoir faire autre chose que de la psychanalyse pure, et qu’il doit savoir à quel moment et en quelle situation il dit faire intervenir les différentes couleurs de sa palette.

(…) La question du transfert mériterait d’amples développements. Mais disons, pour résumer et introduire quelques illustrations, que la relation d’aide passe essentiellement par la capacité du dispositif à accueillir la révolte subjectiveCela interroge sérieusement les certitudes du bon sens quand il s’agit de penser ce que c’est que d’aider quelqu’un.

(…)

Certes, nous ne disons pas que le fait d’être entendus par des psychanalystes fait de ces jeunes des analysants au sens strict du terme, mais dans de nombreux suivis, nous sommes témoins de l’éclosion d’une parole pleine, de franchissements et de remaniements psychiques. Au sein même d’un dispositif contraignant qui, de fait, rend impossible la cure type se produisent parfois, de surcroît, les effets de cette écoute singulière qui induit la réappropriation par le sujet de son histoire. S’ouvre alors un horizon de parole nouveau dans lequel les traumatismes ne sont plus à la même place. (…) Venir deux fois par semaine au cabinet de son thérapeute n’est plus une contrainte mais désormais l’occasion de s’ouvrir à sa propre parole, de développer sa capacité de penser et de créer par conséquent des conditions de réalisation impensables auparavant et dont les résultats n’apparaissent souvent dans la réalité que bien après coup. Plus que jamais, la possibilité de penser ce qui la rend impossible est sans doute la forme la plus vivifiante que peut prendre la psychanalyse aujourd’hui.


« Quelle que soit la forme de quelque vogue psychothérapeutique que ce soit, les parties les plus importantes, les plus actives, demeureront celles qui auront été empruntées à la stricte psychanalyse dénuée de tout parti pris. », 1919, Freud

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