CHABOUDEZ GISÈLE

Présentation

‘ Ce travail est le témoignage d’une surprise à découvrir combien la pensée du nouage, dans notre rapport aux concepts psychanalytiques, est féconde, évidente, nécessaire. Les concepts fondamentaux élaborés depuis le début de l’histoire de notre discipline, un à un, à partir de la clinique où ils se présentent, où ils nous sont nécessaires, structurent en réalité un ensemble qui fait nœud. Pas tout concept n’y entre, cela va de soi, mais beaucoup s’en éclairent radicalement, définitivement. Non seulement cela fait nœud, mais l’on peut même se demander pourquoi cela n’a pas été remarqué plus tôt. Comment, dès lors que ce qui nous définit est d’être des corps parlants, n’a-t-on pas plus tôt interrogé cette spécificité qui implique par définition que le langage est noué au corps, et le corps au langage. Le corps dans toutes ses acceptions, le langage dans toutes ses dimensions, et bien sûr les spécificités qu’ils acquièrent de par ce nœud en participant des deux. Le principe du nouage n’est pas seulement ce qui chemine à la jonction du psychisme et du vivant, dont aucune élaboration jusqu’ici, comme le souligne François Ansermet, ne se ferme, ne se forme, n’arrive à former un ensemble, encore moins un tout, puisque dès qu’un tout est visé on perd l’idée. Ce nouage est aussi ce qui prend en compte le mode, la logique selon laquelle, dans l’Histoire, les discours se sont formés entre corps et langage. Il n’est pas une étude de comment on pourrait concevoir ce qui participe de l’un et de l’autre, il est une étude de comment dans les faits, dans l’expérience, au long des temps, ils se sont accrochés, articulés l’un à l’autre en formant à leur tour des productions d’unités nouvelles, une circulation de l’un à l’autre, dont les concepts psychanalytiques rendaient compte de par l’observation clinique avant même de l’avoir saisi. 
Bien sûr il fallait sûrement, pour que ce nouage apparaisse comme un fait réel, fondateur, attendre que quelqu’un s’aperçoive que corps et langage ne pouvaient pas être noués ensemble directement deux à deux, comme en une pensée magique. Il a fallu attendre que Lacan, dans sa recherche sur ce qui ne nouait pas à deux dans le réel, fasse la trouvaille topologique qu’il existait un moyen que cela se noue à trois, par l’intermédiaire du troisième, en quoi consiste la jouissance pour un corps parlant. Ce qui lui a fait conclure que les choses avaient, dans notre monde civilisé, été traitées tout autrement que par un tel nœud à trois du fait que cela ne se nouait pas à deux. Notamment le « rapport sexuel » – ce qu’on appelle ainsi, alors que cela ne définit aucun rapport inscriptible entre les deux sexes – avait été traité, par la loi sexuelle qui lui fut substituée, à partir de quelque chose qui se coupe plutôt que quelque chose qui se noue. En effet la loi sexuelle des discours, que fonde la Genèse, coupe en deux l’articulation sexuelle, pour substituer au rapport de deux sexes selon lequel elle se présente, le rapport d’un sexe à son objet, élidant l’autre sexe comme tel. Lacan disait : « On les a prises autrement. Il doit y avoir des raisons pour ça. Parce qu’on ne voit pas […] pourquoi on n’aurait pas essayé de serrer le point, de faire le point si vous voulez avec ça » (avec le nœud borroméen) « plutôt qu’avec des choses qui se coupent. C’est un fait que ça ne s’est pas passé comme ça… il est probable que ça nous aurait dressés tout différemment . » Passer par ce nouage à trois en effet nous aurait dressés différemment, ce que notre siècle découvre. Il doit en effet y avoir des raisons pour cela.
Il doit bien y avoir une raison topologique pour qu’il y ait eu un intérêt à verser à une instance unique comme le Dieu du monothéisme tout le signifiant, toute la signification, toute la jouissance du phallus, que connaissaient bien les religions des cultes anciens du phallus. En versant tout ce domaine phallique à ce qui allait devenir le Nom du Père, après en avoir fait l’agent de cette castration en jeu dans la béance du rapport sexuel, en le faisant seul tenir tous les autres registres ensemble, le monothéisme a créé ce nœud si particulier, dont on commence à repérer les conséquences logiques. En ne tenant que par ce terme unique, l’imaginaire du corps, le symbolique du langage et le réel de la jouissance se sont pour fort longtemps trouvés dissociés, coupés les uns des autres, sur un mode précis. Il consistait à opposer l’un à l’autre, en idéalisant le langage, le Verbe, le séparant de la jouissance, en diabolisant le corps, auquel était versée comme exclue toute la jouissance interdite.
Le propre du corps parlant est pourtant que ces registres se nouent les uns aux autres, que le corps se noue au langage, à la langue, selon l’économie de la jouissance, par l’intermédiaire de cette jouissance qui se définit de participer et de l’un et de l’autre, chacun étant lié aux deux autres sur ce mode. Cette lecture est rendue possible en un moment où la psychanalyse est fragile, et son existence précaire. Elle seule, avec Lacan reprenant le flambeau de Freud, l’a entamée, et nous devons poursuivre cette pensée, nécessaire pour appréhender notre monde civilisé autant que notre expérience clinique. ‘


Gisèle Chaboudez, rédactrice de la revue Figures de la psychanalyse, présidente d’Espace analytique.

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