LE CHAT ET LA SOURIS

Ma Princesse!, mon Légionnaire!

Quel homme tombe amoureux d’une femme ?
Quelle femme d’un homme ?

Aucun des deux ne comblant pour l’autre ce qui est en creux de son désir, c’est donc au signifiant – ce à quoi renvoie le signifiant – que revient d’assumer l’illusion passagère d’une fausse plénitude, c’est à lui que s’adresse l’amour : on aime un toréro, un champion, un président, un capitaine, un milliardaire. 

On aime une star, un mannequin, une hôtesse, une actrice. On n’aime pas quelqu’un, on n’aime pas quelque chose : on aime que le mot qui représente la chose qui représente quelqu’un. Mais chacun, dans ce tout de passe-passe où se dérobe ce qui le constitue, finit par s’élider en tant que sujet pour devenir lui-même signe.

Certes, on b a i s e, et il y a du s e xe, mais sa pratique n’implique nullement entre les partenaires qui s’y adonnent le moindre rapport dit « sexuel ». Du latin sectus. C’est-à-dire coupé, tranché, le mot à lui seul impliquant la faille, la division, le chacun pour soi : le non-rapport.

Inversement, je ne meurs que parce que je parle, je ne puise ma cruauté que dans le langage que j’habite. 

Un chien sait-il qu’il va mourir ? Un arbre ? Une feuille ? Un soleil ? 

– Finalement, la cruauté et la mort ne sont que des effets du signifiant.

– Pourquoi la cruauté ? dit Lacan.

– Elle n’existe que chez l’être parlant. Quand deux animaux se prennent à la gorge, il suffit que le plus faible se soumette pour que l’autre lui laisse la vie sauve. Pa chez l’homme. Il tue par vocation, il torture par plaisir.

[ … ]

Dans les premiers temps d’une immersion totale, l’analyse provoque un dangereux état de tension qui se traduit d’abord par une perte du sens de l’humour. Impossible de se dédoubler, d’établir entre les autres et soi l’indispensable distance du détachement où l’aumône d’un sourire vous décolle de l’absurde. 

[ … ]

Il existe de grandes similitudes entre analyse et écriture. 

D’abord, dans l’un et l’autre cas, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, elles mobilisent une énergie si totale que s’en instaure un déplaisant état d’indisponibilité à tout ce qui leur est étranger – c’est-à-dire, en fait, tout le reste.

Ensuite, par le  biais du regard intérieur qu’elles imposent, soit qu’il se concentre en propre sur l’univers mental où les temps se bousculent, soit sur l’exigence des personnages qui habitent leur créateur, l’une et l’autre impliquent un dédoublement dressant, entre celui qui les pratique et le monde extérieur, une cloche de verre ouatant les rumeurs de la vie. 

Pas d’avantage que ceux qui n’ont jamais côtoyé la folie, ceux qui n’ont pu pénétrer au coeur de ce point focal de l’isolement ne peuvent comprendre ce que signifie une coupure absolue, ni le sens profond du mot « ailleurs ».

– Je suis embarrassé… Hier soir, j’ai fiât une espèce d’analyse sauvage. J’aurais sans doute mieux fait de la fermer…

La veille, pour l’aider à sortir d’une situation d’angoisse traduite par l’un de ses rêves, j’avais été pris de l’irrésistible envie d’en révéler le sens à une amie.

– Vous êtes parfaitement qualifié pour le faire, me dit vivement Lacan.

Je ne savais si c’était du lard ou du cochon.

Ni l’un, ni l’autre.

Quelques semaines plus tard, il réitéra :

– Vous n’avez jamais pensé à devenir analyste ? 

– Je le regardai, sidéré. Moi, analyste ?

– Vous êtes sérieux ? 

Je n’étais là que parce qu’il y avait eu zone d’ombre dans l’épanouissement de ma puissance, et pour que, désormais, la moindre parcelle du monde extérieur, dans la plénitude de son espace et de son temps, ne me fût plus dérobée.

– Vous me voyez assis sur une chaise pendant des années à entendre ressasser ce que j’ai essayé de résoudre en venant chez vous ? 

L’analyse n’était qu’un moyen de ma liberté. Pas une fin en soi : j’étais trop peu doué pour le malheur pour désirer, professionnellement, être à l’écoute de celui des autres. 


Rey., P., Une saison chez Lacan, 2016, Seuil, Essai, , pp. 144 – 148

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