INTIME

Les frontières de l’intime

Intime exposé, intime extorqué Gérard Wajcman

L’espace où le sujet peut se tenir et s’éprouver hors du regard de l’Autre. Un espace en exclusion interne, une île, ce qu’on nomme à l’occasion le chez-soi, où le sujet échappe à la supposition même d’être regardé. C’est la possibilité du cacher. Il peut se faire qu’il n’y ait pour un sujet aucun lieu où il puisse ainsi échapper à cette supposition. Cela donne une idée de l’enfer. 

[ …] Pour nous en tenir à l’intime, il faut  ici faire apparaître ce qui est son enjeu tragique et crucial. C’est là que gît son enjeu actuel. Parce que la possibilité du caché ne doit pas simplement être pensé comme un gain ou une conquête, en termes de plus ou de moins : c’est une condition absolue du sujet. Je dirais qu’il n’y a de sujet que s’il peut ne pas être vu. Entendons ici le sujet moderne, qui pense, et donc qui est – autant dire que le sujet regardé ne pense pas. Donc, au temps moderne, l’intime, le territoire secret, de l’ombre ou de l’opaque, est le lieu même du sujet.

Parler d’intime en termes de territoire soulève forcément une question sur les frontières. Cette question se pose aujourd’hui. Mais s’il importe d’y réfléchir, ce n’est pas pour raffiner sur une topologie de l’intime, c’est dans l’urgence d’une menace actuelle. Pesant sur l’intime, elle pèse aujourd’hui sur chaque sujet.

Il y a donc une politique de l’intime. L’intime peut être menacé. Il doit être défendu.

Invoquer un droit au caché conduit à donner de l’intime une définition politique, fondée non sur la psychologie, comme on aurait peut-être pu l’attendre, mais sur la force. Parce que la définition même de l’intime implique une relation de pouvoir, ou plus exactement l’instauration d’une séparation. Il s’agit en effet de tenir un territoire hors de la puissance de l’Autre. Cela constitue la condition réelle de l’intime, qu’on peut rapporter au droit au secret. L’intime se découpe sur le fond d’un Autre benthamien, au regard importun, intrus ou envahissant – qui veut tout voir et tout savoir en même temps. Il s’agit alors de dire ce qui peut faire limite à ce désir sans limite de l’Autre. On peut invoquer la loi. Mais la loi préserve le privé ; ou, plutôt le privé c’est cette part qui peut être garantie par la loi. Mais l’intime ne procède pas de la loi, il procède de la possibilité réelle pour un sujet de se cacher et de garder le silence. Son garant est matériel, c’est-à-dire qu’il n’est pas symbolique. Le droit au secret n’est garanti que par le sujet lui-même, non par l’Autre, par la loi. C’est un acte de sujet qui le garde libre. Cette dimension politique est consubstantielle à la notion d’intime, qui ne fait pas que nommer ce qui nous est le plus intérieur ( le latin intimus est le superlatif d’interior ) : elle comprend l’idée de secret dans sa définition même.

On distingue du coup qu’intime et liberté sont noués.

[…] Il n’y a, dit Jean-Claude Milner, pour les libertés réelles qu’un seul garant : c’est le droit au secret, unique limite matérielle au pouvoir de l’Autre – qu’on nomme là l’État, les institutions ou la société.

De là, je ferai six remarques pour cerner, aujourd’hui, l’état de l’intime.

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La première concerne ce que j’appellerais l’intérêt de la psychanalyse. On peut souligner qu’à l’époque romantique, la notion d’intime a pris une couleur qui va manifestement baigner l’invention de Freud. Venant délimiter ce qui est strictement personnel et tenu caché, elle isole ce qui touche à la sexualité comme ce qui est le plus personnel et caché. Cette couleur peint toujours plus ou moins l’intime.

Mais cet intérêt est plus radical encore, parce que l’intime ne fait pas que délimiter le lieu du plus subjectif : il est, je l’ai dit, sa condition même. Il ne saurait y avoir de sujet sans secret, autant dire de sujet entièrement transparent. Tout rêve de transparence emporte avec la dissolution de toute opacité celle du sujet lui-même. La démocratie est bien sûr animée d’un idéal de transparence, mais il concerne en principe le pouvoir, pas les sujets. Non seulement elle oppose l’opacité du sujet et la transparence de l’Autre, de l’État, mais elle est supposée défendre cette opacité des sujets contre toute intrusion, ce qui est aussi bien défendre leur liberté. C’est là où est le problème aujourd’hui. C’est que dans les faits, notre démocratie, paraît animée d’une volonté opposée à son principe : d’un côté, l’Autre tend à s’opacifier toujours plus et, de l’autre, les sujets sont rendus toujours plus transparents. De fait, nous en savons de moins en moins sur la machine du pouvoir, et en revanche, accumulant toutes sortes d’informations, le pouvoir en sait de plus en plus sur chacun de nous.

La psychanalyse a à se situer en fonction de ça. Ce qui engendre une apparente étrangeté, que la psychanalyse, qui vise à l’élucidation, se range du côté de l’obscur, le côté obscur de la faiblesse qui est celle des sujets face au pouvoir. La psychanalyse qui tend à faire parler se tient du côté du secret. Ceci se déduit aisément de ce qui précède, à savoir que tout ce qui menace le droit au secret ne menace pas seulement l’intimité et la liberté, cela menace le sujet dans on existence même. Sans droit au secret, sans caché, pas de sujet qui pense, donc pas de sujet qui est. On comprend ainsi qu’il s’agit non seulement d’un intérêt de la psychanalyse, mais que la défense de l’intime et du secret est proprement une cause de la psychanalyse.

[ … ] La possibilité de l’intime, c’est, au terme, la possibilité même de la psychanalyse.


Les images honteuses, L’Or d’Atalante, CHAMP VALLON, pp. 71 -74

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