ZWEIG – FREUD

Correspondance

… A Zweig, Freud confie ce brevet de ressemblance : « Votre style est celui de l’observateur, de celui qui écoute et lutte de manière bienveillante et avec tendresse, afin d’avancer dans la compréhension de l’inquiétante immensité. »

De son côté, Zweig sera l’un des rares écrivains viennois, le seul peut-être, à discerner d’emblée le génie de Freud, à la proclamer et à la situer dans la lignée des Proust, Joyce et Lawrence. « J’appartiens, lui écrit-il, à cette génération d’esprits qui n’est redevable presque à personne autant qu’à vous en matière de connaissance. »

Au début du siècle, porter un jugement sur Freud n’était pas chose aisée : il n’était pas un écrivain, et pourtant il en avait tous les dons ; il n’était pas un scientifique, et pourtant il n’aurait renoncé pour rien au monde à son identité médicale ; il n’était pas un universitaire, et pourtant il était prêt à mendier la considération des Herren Professoren qu’il méprisait par ailleurs ; il n’était pas un philosophe, et pourtant il n’était pas concevable d’ignorer sa pensée. Il explorait un continent nouveau, l’inconscient, avec l’âme d’un aventurier, d’un « conquistador », et on prétendait le juger selon des critères traditionnels.

Ce qu’il y a de neuf dans la psychanalyse, c’est Freud : bien des écrivains et des intellectuels viennois auraient souscrit à cette formule. Ils étaient prêts à accueillir l’auteur de L’Interprétation des rêves dans leurs cafés, ces clubs pour génies lassés de tout, y compris d’eux-mêmes, et à y attendre en sa compagnie la fin du monde, la joyeuse apocalypse qui renverrait tout au néant dont ils avaient fait leur dieu. Mais ce qui les irritait, ce qui suscitait leurs sarcasmes, et pour certains leur inquiétude, c’était la volonté affichée de Freud de créer une école, un mouvement. Celui qui s’acharna avec une rage froide et un humour dévastateur contre les « aigrefins de l’inconscient » et les « révélateurs de l’insignifiant », ne fut autre que Karl Kraus, persuadé que la psychanalyse n’allait pas tarder à devenir la plus puissante des religions.

A l’opposé de Karl Kraus, on trouve Thomas Mann et Stefan Zweig. Ce que le premier appréciait le plus dans la psychanalyse, c’est qu’elle avait râpé la vie de sa grossière naïveté, qu’elle l’avait dépouillée de ça pathos qui est le propre de l’ignorance, bref qu’elle nous avait rendus plus subtils et plus modestes tout à la fois. Quant au second, il écrivait à Freud : « Laissez-moi pour une fois exprimer clairement ce que je vous dois, ce que beaucoup vous doivent – le courage dans la psychologie. Vous avez ôté leurs inhibitions à d’innombrables personnalités, comme à la littérature de toute une époque. Grâce à vous, nous voyons beaucoup de choses. Grâce à vous, nous disons beaucoup de choses qui, sinon, n’auraient été ni vues, ni dites. »

R. Jaccard, Préface, Correspondance, Sigmund Freud Stefan Zweig, Rivage poche, Petite bibliothèque, 1995, pp. 10-12

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