DÉCOMPLÉTUDE, UNE CONDITION SINE QUA NON

[ … ] N’oublions pas que le sujet attend de l’Autre, de ce grand Autre où se tient pour nous ce qui fait la maîtrise, où s’exerce pour nous tout ce qui est de l’ordre de la maîtrise, n’oublions pas que le Sujet attend de l’Autre le message qui lui fait savoir ce que lui Sujet, désire, puisqu’à défaut de ce message il risquerait de se trouver encore plus égaré, que je ne viens de l’évoquer, c’est-à-dire livré à l’angoisse.

 

Il y a là je crois, une interrogation qui vaut pour nous, de nous demander comment il se fait que le sujet soit à ce point encombré par son ex-sistence, de telle sorte qu’il veuille à tout prix la remettre à celui qui voudrait bien la prendre en charge, la remettre à un Autre, voire éventuellement le premier Autre susceptible d’en assurer la fonction. Comment cela se fait-il ?

Il nous est possible à nous de dire que la réponse est à chercher du côté de la structure, cette structure de langage qui est telle que la présence du Sujet, dans la langue, ne peut en quelque sorte nous faire retour que comme l’impureté, qui, cette langue, vient en quelque sorte la décompléter, qui vient la souiller, la déranger. Il est étrange que nous ayons de notre ex-sistence une telle aperception puisqu’il est vrai que du fait de sa présence dans la langue le Sujet effectivement la décomplète, ne serait-ce que du fait qu’il ne se supporte en tant que sujet lui, le sujet, que d’y introduire le refoulement, ce qui est bien effectivement décomplétion de la langue et que c’est au prix de cette amputation, car c’est encore comme cela que c’est vécu, ce ne sont pas seulement des termes imagés que je donne, c’est au prix de cette amputation qu’en tant que sujet il trouve une place dans l’Autre, celle en quelque sorte qui lui assure ce logement essentiel, cette partie primordiale si je puis dire, cette terre promise inaugurale, indispensable au maintien de l’ex-sistence c’est-à-dire ce fait que l’Autre, dans la langue, au prix de cette décomplétion, au prix de ce refoulement, le sujet trouve là sa niche, il a un home. Il resterait à nous interroger sur cette très curieuse expérience protopathique, sur cette très curieuse endoscopie, endopathie. – Il faudrait peut-être un jour réfléchir davantage sur le fait que les aperceptions aussi fondatrices, aussi fondamentales soient celles qui d’abord se font justement à propos de notre rapport à la langue, que cela prime en quelque sorte sur tout ce qui pourrait être ultérieurement perception sensorielle de quelqu’ordre qu’elle soit. – Il est donc étrange que dans cette protopathie, qui accompagne l’ex-sistence dans son rapport à la langue, s’impose à nous l’idée que l’ex-sistence ne trouve sa partie, son home, qu’au prix d’une castration du corps maternel, puisque c’est ainsi que s’impose pour chacun d’entre nous la culpabilité originelle liée à l’ex-sistence, c’est-à-dire que le prix en quelque sorte payé pour elle est, serait cette castration du corps maternel. C’est là un fait clinique qui a déjà été vérifié, signalé depuis longtemps, et qui est toujours vérifiable, et qui, bien entendu, concerne éminemment notre sujet de cette année, c’est-à-dire l’obsessionnel. Etrange donc d’abord que la langue puisse se proposer à nous comme dispensatrice de tous les biens, comme dépositaire de tous les biens, riche en son corps de tout ce qui est désirable ; il y a, peut-être vous est il arrivé de le constater, des amours pour les langues anciennes, des langues dites mortes, des investissements massifs sur telles langues qui n’ont pas de meilleure raison que précisément cet investissement d’une mère qui serait la mère originelle par exemple, si vous ne l’avez pas encore vu, vous le rencontrerez sûrement, et ceci est sans doute une marque de notre anthropomorphisme irréductible qui veut que nous ne puissions concevoir le grand Autre sinon comme supporté par un sujet. Donc, culpabilité, notre culpabilité d’exister c’est bien qu’elle se paierait pour cet Autre que nous anthropomorphisons ainsi de ce prix dont je parlais tout à l’heure, c’est-à-dire de cette amputation dont nous serions responsables.

L’un des paradoxes de cette situation, je vous le rappelle, est que le sujet va vouloir s’affirmer, dans cette ex-sistence, c’est-à-dire dans cette liberté, dans cette faculté de dire “tout”, tout entre guillemets, plus il s’affirme dans cette position de sujet, plus il marque cette amputation dans l’Autre ; c’est-à-dire que plus ce sujet réclame de liberté, du fait même de la prévalence accordée à cette ex-sistence, plus il accorde de place à la castration dans l’Autre, c’est-à-dire que du même coup, plus il se soumet, puisque sa place, sa voix vient de là de plus en plus de façon asymptotique rejoindre ce qui dans l’Autre justement est le support de la voix, c’est-à-dire le phallus ; donc, du même coup, cette liberté qui en vient à se réclamer de cette place, en quelque sorte se condamne elle-même, dans son mouvement même, à être serve de cet objet dont l’ex-sistence en quelque sorte dégage la place.

 

J’attire votre attention sur ces quelques points pour vous rappeler encore ce qui en clinique mérite de toujours nous surprendre, c’est-à-dire cette étonnante agressivité du parlêtre pour lui-même. Je ne pense pas que nous ayons dans le règne animal d’exemple de créatures qui se traitent aussi mal et qui aient une telle agressivité contre elles-mêmes que le parlêtre, qu’elle soit dirigée cette agressivité contre le sujet lui-même ou contre un prototype de l’espèce, ça n’a pas d’importance, mais enfin nous avons tous les jours des témoignages de cette agressivité foncière du sujet contre l’ex-sistence, et aussi ce besoin irrépressible d’amour, avec lequel il essaie en quelque sorte de panser cette plaie que son ex-sistence vient ouvrir dans le champs de l’Autre, c’est-à-dire ce sentiment qu’il ne pourrait pas soutenir son ex-sistence s’il n’y avait témoignage d’amour qui lui ferait signe de bienvenue, et qui l’excuserait, qui viendrait l’absoudre.

 

[ … ]

 

Extrait de La névrose obsessionnelle, Leçon du 14 avril 1988, C.Melman

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