LA COMPULSION DE RÉPÉTITION

 » C’est plus fort que moi « 

La floraison précoce de la vie sexuelle infantile est destinée au déclin parce que les désirs y sont incompatibles avec la réalité et parce que l’enfant n’a pas atteint un stade de développement suffisant. Elle trouve sa fin dans les circonstances les plus pénibles, au milieu de sentiments profondément douloureux. La perte d’amour et l’échec portent au sentiment d’estime de soi un préjudice durable qui reste comme cicatrice narcissique ; c’est là, selon mon expérience et les vues de Marcinowski, ce qui contribue plus que tout au « sentiment d’infériorité » si commun chez les névrosés.
La recherche sexuelle, qui se voit assigner des limites par le développement corporel de l’enfant, n’aboutit pas à une conclusion satisfaisante ; d’où, plus tard, cette plainte : je ne puis rien mener à bien, rien ne peut me réussir. Le lien de tendresse qui attachait l’enfant surtout au parent du sexe opposé, a succombé à la déception, à l’attente vaine de la satisfaction, à la jalousie que suscite la naissance d’un nouvel enfant, cette preuve sans équivoque de l’infidélité de l’aimé ou de l’aimée ; sa propre tentative, menée avec un sérieux vraiment tragique, pour créer lui-même un enfant, échoue de façon humiliante ; la diminution de sa part de tendresse, les exigences croissantes de l’éducation, les paroles sévères et à l’occasion, une punition lui révèlent finalement toute l’ampleur du dédain qui est devenu son lot. On retrouve régulièrement ici un petit nombre de modes typiques selon lesquels se termine l’amour qui caractérise cette période.
Voici que, dans le transfert, les névrosés répètent et font revivre avec beaucoup d’habileté toutes ces circonstances non désirées et toutes ces situations affectives douloureuses. Ils aspirent à interrompre la cure alors qu’elle est inachevée, ils savent se procurer à nouveau l’impression d’être dédaignés, contraindre le médecin à leur parler durement et à les traiter froidement, ils trouvent à leur jalousie les objets appropriés, ils remplacent l’enfant jadis ardemment désiré par le projet ou la promesse d’un important cadeau le plus souvent aussi peu réel que celui-ci. Rien dans tout cela qui ait pu autrefois produire du plaisir ; on pourrait supposer que ces choses devraient aujourd’hui provoquer moins de déplaisir en resurgissant comme souvenir ou dans les rêves qu’en prenant forme dans une nouvelle expérience vécue. Il s’agit naturellement de l’action de pulsions qui devraient normalement mener à la satisfaction ; mais aucune leçon n’a été tirée du fait que, même jadis, elles n’ont apporté que du déplaisir au lieu de la satisfaction attendue. Cette action des pulsions est répétée malgré tout ; une compulsion y pousse.
Ce que la psychanalyse révèle dans les phénomènes de transfert chez les névrosés peut être retrouvé dans la vie de certaines personnes non névrosées. Celles-ci donnent l’impression d’un destin qui les poursuit, d’une orientation démoniaque de leur existence, et la psychanalyse a d’emblée tenu qu’un tel destin était la plus grande part préparé par le sujet lui-même et déterminé par des influences de la petite enfance. La compulsion qui se manifeste là n’est pas différente de la compulsion de répétition des névrosés, même si les personnes en question n’ont jamais présenté les signes d’un conflit névrotique aboutissant à la formation de symptômes. C’est ainsi qu’on connaît des personnes dont toutes les relations humaines vont vers la même issue : bienfaiteurs que leurs protégés, si différents soient-ils, abandonnent après quelque temps avec rancune, comme si’l leur était dévolu de boire l’ingratitude jusqu’à la lie ; hommes dont les amitiés s’achèvent par la trahison de l’ami ; ceux qui, de façon indéfiniment répétée, placent quelqu’un d’autre dans une position de grande autorité, soit pour eux seuls, soit aussi pour le public, et qui renversent renversent eux-mêmes cette autorité au bout d’un temps donné pour la remplacer par une autre ; amoureux dont chaque affaire de coeur avec les femmes traverse les mêmes phases et conduit à la même fin, etc. Cet « éternel retour du même » ne nous étonne guère lorsqu’il s’agit d’un comportement actif de l’intéressé et que nous découvrons dans sa nature un trait de caractère immuable qui ne peut que se manifester dans la répétition des mêmes expériences. Nous sommes bien plus fortement impressionnés par les cas où la personne semble vivre passivement quelque chose sur quoi elle n’a « aucune part » d’influence ; et pourtant elle ne fait que revivre toujours la répétition du même destin.
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De telles observations, tirées du comportement dans le transfert et du destin des hommes, nous encouragent à admettre qu’il existe effectivement dans la vie psychique une compulsion de répétition qui se place au-dessus du principe de plaisir. Du coup nous voici enclins à rapporter à cette compulsion les rêves de la névrose d’accident et l’impulsion à jouer chez l’enfant. Cependant, il faut bien dire que nous ne pouvons saisir que rarement les effets de la compulsion de répétition à l’état pur, sans la collaboration d’autres motifs. (…) Les phénomènes de transfert sont manifestement au service de la résistance du moi qui fait bonne garde pour maintenir le refoulement ; la compulsion de répétition, que la cure cherchait à mettre à son service, est pour ainsi dire tirée de son côté par le moi, solidement attaché au principe de plaisir.

Freud, S., 1920, Essais de psychanalyse, Au-delà du principe de plaisir, PBP, 2001, pp. 66 – 70

 

 

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