À LA CONQUÊTE DE SA PROPRE VOIX

Un Autre non sourd ? 

[ … ] La mère interprète le cri comme une parole supposée de l’infant qu’elle met, dès sa naissance, en position de sujet-supposé-parlant. Elle accuse réception de ce cri et fait l’hypothèse qu’il veut dire quelque chose, qu’il présente le sujet au monde. Le cri de l’infans ne représente pas l’infans pour la mère, auquel cas nous serions dans le registre du signe ; il représente plutôt le sujet pour l’ensemble des signifiants à venir. La réponse de l’Autre, la réception qu’il réserve au cri pur en le transformant en cri pour, va transformer le cri qui devient alors signification du sujet à partir des signifiants de l’Autre. Nous pouvons dès lors décrire la genèse des trois temps du circuit de la pulsion invocante à partir de celui que décrit Freud, concernant le circuit de la « pulsion de regarder », dans Pulsions et destins des pulsions en 1915 :

  1. Être entendu : ce moment mythique correspondrait à l’expression du cri. À ce stade, le sujet n’existe pas encore. Nous nous situerions au niveau de ce que Lacan épingle à l’occasion de son Séminaire X, L’angoisse, sous la paradoxale formule de sujet de la jouissance. Cette  position active ne sera donc perçue comme telle que dans l’après-coup de la rencontre avec l’Autre qui fera de ce qui est entendu un appel transformant le cri pur, la manifestation vocale de l’état de détresse du nourrisson, en demande. Le cri de l’infans est entendu par la mère comme étant un appel dans lequel elle s’attache à lire une demande. C’est la jaculation vocale qui est interprétée comme signifiante. La voix est prise comme objet premier. Objet perdu à partir du moment où la mère donne une signification à cette voix, la voix comme objet perdu n’est donc pas le sein, comme on a pu souvent le dire, mais bien la voix, puisque pour que l’objet oral puisse être considéré comme objet, il faut qu’il y ait du signifiant.
  2. Entendre : ce second temps correspondrait à l’apparition de l’Autre de la pulsion qui répond au cri. L’infans est alors confronté à la réponse de l’Autre. L’interprétation signifiante du cri voile la dimension réelle de la voix auquel le sujet se rendra sourd pour accéder au statut de sujet parlant.
  3. Se faire entendre : ce troisième temps serait celui où le sujet-en-devenir se fait voix, allant quêter l’oreille de l’Autre pour en obtenir une réponse. Le troisième temps serait celui de la position subjective où le sujet constitue un Autre non sourd susceptible de l’entendre. Le sujet qui était invoqué par le son originaire va, pris dans le langage, devenir invoquant. Dans ce retournement de situation, il va conquérir sa propre voix, il va, selon la formule de Lacan, « se faire entendre ».

Collectif ; Raufast, L., Vinot, F., Vives, J.M, La médiation par le théâtre, Freud et Dionysos sur la « scène » thérapeutique, Arkhé, p. 89

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