La conscience anesthésie là où les mots du rêve réaniment
» Les paroles qui disent un rêve (…) informent de biais la conscience d’un processus vital que celle-ci semble ne pas vouloir prendre en compte. Tout se passe comme si le désir dont le rêve est le messager était traité en intrus. Comme à bord d’un navire en danger de naufrage, le temps pris par la conscience pour réaliser la gravité de la voie d’eau n’est pas à la mesure du risque. Il faut beaucoup de courage pour évaluer la situation et décider, contre toute « raison » de changer drastiquement de direction. Les sorties de dépression sont à ce prix : il faudrait avoir une très vive conscience du danger de devenir un zombie – ce que les médicaments et aujourd’hui la mode de la méditation compulsive, vous font perdre de vue – et commencer par entendre ce que disent les rêves.
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Comment le rêve peut-il aller en deçà de l’objet perdu de la mélancolie ? Une vie entière ne suffit pas toujours à surmonter cela : pour naître nous commençons par perdre ce monde matriciel qui, neuf mois, nous a portés, cette voix maternelle qui nous a imaginés ou redoutés, chantés, attendus, délivrés.
Comment se traverse la perte sinon en la devançant, en allant à sa rencontre ? La stratégie de l’égo, c’est de ne jamais perdre. Eviter à tout prix le manque. Saturer le temps et l’espace. Rendre acceptable à la conscience toutes les raisons possibles d’échapper au vide laissé par l’autre quand il a disparu. On s’efforce d’oublier le reste, ce qui nous est difficile, voire contraire. La stratégie, fondée sur l’évitement, nécessite la ruse. Quand la morsure de la perte réapparait dans l’existence, à savoir que ce qui avait été n’est plus, vient le sentiment d’indignité, de faute. De ce qui en nous a trébuché, n’a pas été à la hauteur. Persécution renouvelée du futur antérieur.
On peut mener le combat bien sûr. On s’y épuisera sans trouver la paix, on y gagnera aussi une intensité chaque fis renouvelée. Aucun « lâcher-prise » ne suffira à trouver la paix. Aucune méditation. Il s’agit de traverser la perte, en allant plus loin qu’elle. Plus loin, c’est-à-dire comme le révèle l’anamorphose, là où ça se retourne. Ce qui exige une conversion du regard. Le crâne apparaît, oui, sous les ors. Mais ce n’est pas l’unique retournement : la beauté du tableau révèle aussi la facticité de la mélancolie face à l’invention de la vie. Le rêve, en un sens, accomplit ce travail. Il dévoile les faux-semblants, met à jour les fantasmes, mais invente aussi d’autres propositions, d’autres figures inédites que le rêveur ne connait pas encore. «
Dufourmantelle, A. Intelligence du rêve, Manuel Payot, pp. 73 – 77, 2012