La question des origines
Freud disait « Le patient, doit bien avoir raison d’une façon ou d’une autre ». Or, une des raisons fondamentales pour laquelle le patient a raison, c’est qu’il parle à partir de son propre corps, de ce que lui dicte son propre corps, loin de toute théorisation. Il y a d’ailleurs tout un courant philosophique qui a relevé que le théoricisme fait symptôme.
Et pour remonter dans le temps, on trouve dans les Lois une discussion entre Clinias et un Athénien à propos de la médecine, où Platon oppose deux types de médecins :
» Les malades dans les villes sont libres, ou esclaves ; [720 c] or as-tu remarqué que les esclaves se font traiter ordinairement par leurs pareils, qui font la médecine en courant par la ville et en restant dans la boutique de leurs maîtres ? Ces sortes de médecins n’entrent dans aucun raisonnement avec le malade au sujet de son mal, et ne souffrent pas qu’il en raisonne ; et après avoir prescrit en vrais tyrans, et avec toute la suffisance de gens habiles, ce que la routine leur suggère, ils le quittent brusquement pour aller à un autre esclave malade, déchargeant ainsi leurs maîtres d’une partie [720d] des soins de leur profession. »
Platon expose ensuite ce que doit être le comportement d’un bon médecin.
» Au contraire le vrai médecin ne visite et ne traite guère que les malades de condition libre comme lui ; il s’informe, ou d’eux-mêmes ou de leurs amis, de l’origine et du progrès du mal; il demande au malade toute sorte d’éclaircissements, l’instruit à son tour, autant qu’il est en son pouvoir, ne lui prescrit point de remèdes qu’il ne l’ait auparavant déterminé par de bonnes raisons à les prendre ; et c’est toujours par la persuasion et la douceur [720e] qu’il tâche ainsi de le rendre peu à peu à la santé. Quel est à ton avis le meilleur de ces deux médecins ? et j’en dis autant des maîtres de gymnase ; quel est le meilleur, ou de celui qui emploie deux moyens pour arriver à son but, ou de celui qui ne se sert que d’un seul, et encore du moins bon et du plus dur ? «
Platon s’interroge ici sur l’origine de la maladie. Or c’est exactement la démarche de Freud, qui ne connaissait peut-être pas ce texte, mais qui est en parfaite consonance avec les propos de Platon.
C’est pourquoi en nous penchant sur la question des origines – Comment on fait les bébés ? – dans la construction du corps, nous pouvons appréhender ce que signifie « penser » pour Freud ; comment penser son corps, comment penser avec son corps car penser c’est mettre des mots sur les éprouvés du corps. On ne peut donc penser qu’à partir du corps.
Freud est le premier à s’être penché sur l’importance de la période infantile dans la formation du psychisme. On peut même affirmer que c’est lui qui a découvert l’infantile et ses répercussions sur l’évolution de chacun. Il en a exploré tous les registres et toutes les phases. « […] L’enfant ne connaît qu’à partir de son propre corps », écrit Freud dans Les Trois essais. Il ne pourra se connaître sur la scène de la réalité qu’à partir de l’élaboration de son propre corps construit, à son insu, par les réponses qu’il donnera à la question des origines et que l’on nomme « théories sexuelles infantiles ». Il les élabore de façon non verbale, sans mots pour les représenter, seulement à partir de son ressenti, de son éprouvé de ces parties du corps qui vont à la rencontre de l’Autre primordial, à savoir la mère (à savoir la nourrice, celle qui nourrit au propre comme au figuré), ou pourrait-on dire plus justement, du maternel.
Les premières observations exposées par Freud dans les Trois essais sur la théorie sexuelle, en 1905, se déploient et se prolongent dans deux textes ultérieurs : Les Théories sexuelles infantiles, en 1908, et Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci en 1910. Ces textes mettent en évidence la dimension essentielle de l’infantile, son caractère originaire, non refoulé, en tant qu’il est l’élaboration fantasmatique de la façon dont le corps a été affecté, érotisé, materné par l’autre maternant.
Freud explique sa méthode d’investigation concernant les enfants. C’est dans l’après-coup qu’on peut avoir une connaissance rétroactive de ce qui s’est passé pour l’enfant et retrouver l’enfant dans l’adulte. Il faut préciser ici que le mot infans souvent employé pour désigner le petit enfant dans cette phase infantile, est un mot latin qui signifie « celui qui ne parle pas encore ». Et chez l’infans, il n’y a pas de différence entre le normal et le névrotique. Les théories sexuelles infantiles telle que Freud tente de les reconstituer sont des théories élaborées par les enfants. Il ne s’agit pas de théories sur la sexualité infantile qui auraient été élaborées par le psychanalyste.
Il ne faut pas voir dans le choix du terme « théorie » une connotation intellectualiste : il s’agit de constructions silencieuses, faites à tâtons, de notre corps pour se constituer avec et par l’autre, avant de pouvoir éventuellement accéder à la rencontre de l’autre, toujours énigmatique.
Par ailleurs, il est capital de noter que ces théories qui sont avant tout des constructions psychiques du corps de l’enfant ne sont pas refoulées, en tant qu’elles sont auto-érotiques : l’autre n’y a pas sa place comme objet séparé. Elles sont donc toujours présentes et inscrites dans la psyché.
De ce fait, lorsque nous nous adressons à un patient, nous ne savons quelle résonnance cela peut avoir au niveau du corps du patient, nous ne savons pas quelle strate est atteinte par une parole venant de nous. « A rencontrer quelqu’un de vivant je pourrais en mourir » dit un jour une patiente… Le psychanalyste est dans une position de non-savoir sur l’histoire singulière du sujet, car c’est le patient qui a raison. Lui seul sait quel fragment de son histoire peut être affecté par la parole de l’analyste.
Partage d’un extrait du texte de Jacques Sédat :
« Le rôle des théories sexuelles infantiles dans la construction du corps »
Séminaire du 24 janvier 2017 – Espace Analytique
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Tout partage est toujours en partie revisité quelque peu par mes soins pour soutenir et/ou ouvrir le travail exposé.