IMPITOYABLE

A PARTIR DE LA SOLITUDE DE SA CHAMBRE

Extrait d’e lentretien avec Armand Delcampe, 1981, Samuel Beckett et Fin de partie*

(…) Sont passés à côté de l’oeuvre de Beckett, mais il y a toujours eu des hommes de théâtre qui toujours admiré et servi la poésie. Vilar, n’est pas passé à côté de l’oeuvre de Beckett. Il y a toujours eu des hommes de théâtre qui se sont intéressés la poésie et qui l’ont servie. 

(…) Si je pense que Brecht est un grand poète, Beckett c’est autre chose. C’est, Beckett c’est ma vie. « C’est une pièce difficile et elliptique. Elle compte surtout sur la puissance du texte pour prendre aux entrailles. Elle est plus inhumaine que Godot. Mon oeuvre est une question de sons fondamentaux rendus aussi pleinement que possible et je n’accepte pas la responsabilité d’autre chose. Si les gens veulent se casser la tête sur les harmoniques, c’est leur affaire. »

Nous sommes de véritables personnages de théâtre dans une pièce de Beckett –  Peter Brook

Ça n’a pas de sens de dire ce que je vais dire mais je vais le dire, Tchekov est plus facile à jouer parce que c’est encore toute la culture dont nous sommes les héritiers, Tchekov. C’est encore le monde où les gens peuvent communiquer et se parler. Le monde de la tragédie quotidienne, avec la vie, avec les situations de la vie. Et Beckett va plus loin dans l’ellipse. Il propose les rayons X, la radiographie du cancer de l’époque, et il faut habiller ça avec la chair et avec son sang. Vendre sa peau pour jouer ça. « Faire les sons pleins », c’est une question de « sons fondamentaux », c’est la définition merveilleuse de l’acteur ; en sentir beaucoup plus que ce qu’on dit. Ne pas en montrer plus que ce qu’on sent. Pour qu’un vase déborde, il faut qu’il soit plein. Beckett n’est pas le théâtre de l’absurde, un théâtre littéraire, un théâtre de la littérature. On ne dit pas Beckett. On ne dit pas la grammaire de Beckett, qui est admirable. On ne dit pas le style de Beckett. On ne joue pas la ponctuation de Beckett. On l’incarne. Et, c’est vrai que c’est un théâtre impitoyable. Sans truc. Sans truc. Tout est dans le texte. Il faut lire le texte. Le problème de l’homme de théâtre c’est savoir lire, rien d’autre. Pour servir un poète, incarner des personnages, il faut savoir lire. Et c’est tout le problème aussi : savoir lire. Etre dedans. Tout est dedans. Et ce qui est admirable dans cette oeuvre, quand on descend dans ses profondeurs, c’est que cet homme, dans la solitude de sa chambre, a fait le tour du monde contemporain, a fait le tour de l’humanité contemporaine, il a fait le tour du coeur de l’Homme du XXème siècle. A partir de la solitude de sa chambre. C’est Pascal.

«  Tout le malheur de l’Homme vient de ce qu’il ne peut rester seul, dans sa chambre, une heure avec lui-même. »

Beckett a su faire ça. Il n’y a pas de truc, il faut le lire. Je ne veux pas dire que le théâtre de Beckett est abstrait, et oh quelle chance on a d’avoir des hommes de théâtre concrets !Absolument pas. C’est de l’inverse qu’il s’agit. Le théâtre de Beckett est extrêmement charnel. Qu’est-ce que c’est Fin de partie ?, C’est la proposition d’incarnation, de jeu, vivant, la pensée déjà contenue dans Godot

« L’air est plein de nos cris mais l’habitude est une grande sourdine. »

Voilà les sons humains fondamentaux dont il s’agit. Il faut faire le vide en soi, voilà ce dont il s’agit. (…) 

« Joli oiseau quitte ta cage. » On voit très bien que ces gens sont dans une cage et que l’albatros, à la fin, essaie de sortir du mazout. C’est la grande métaphore du théâtre. Qu’est-ce que le théâtre ? « Les deux pieds dans la merde et la tête dans les nuages. » Quelle chose concrète sur le théâtre !, et c’est la vie aussi, ça. Le théâtre c’est ça. Il y a un autre Homme qui a dit ça ; « La merde., et le ciel. » Brook. 


*Auteur(s) : BABLET Denis Production : CNRS AV (SERDDAV) (Producteur) 

« Résumé :
Armand Delcampe s’entretient avec Denis Bablet à propos de l’art poétique de Beckett, en présentant sa propre interprétation et mise en scène de la pièce « Fin de partie ».
Armand Delcampe a mis en scène Beckett et Brecht, dépassant l’opposition entre ces deux tendances théâtrales.
« Fin de partie », selon la propre définition de Beckett, est une « pièce elliptique », « une question de sons fondamentaux rendus le plus pleinement possible ». Armand Delcampe explique que tout est dans le texte, qui est charnel ; les indications scéniques, naturalistes, doivent aussi être réinventées lors de la mise en scène. De façon générale le théâtre de Beckett parle de rupture, de la fin d’une civilisation, posant le problème de l’existence, de la réalité. Ses personnages manifestent une « clownerie » intérieure, profonde, souvent mal comprise.
Dans « Fin de partie » ne subsiste que l’action intérieure, la quête impitoyable par l’homme de sa vérité, sa liberté. L’attente de Godot y est approfondie, avec encore l’espoir de voir quelque chose. »

Photgraphie Delfina Carmona sur Instagram

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