FREUD, LA FINESSE D’UN ACTE MANQUÉ – 1935

Résultats, idées, problèmes II

Je prépare un cadeau d’anniversaire pour une amie, une petite gemme à faire sertir sur un anneau. Sur un carton, au centre duquel j’ai fixé la petite pierre, j’écris : «  Bon pour un anneau d’or que l’horloger-bijoutier L. confectionnera … pour la pierre ci-jointe sur laquelle est gravé un bateau avec voiles et rames. » Or, à la place ci-dessus laissée vide entre « confectionnera » et « pour », il y avait un mot que je fus obligé de rayer, car il était totalement étranger au contexte : le petit mot « bis ». Pourquoi donc l’ai-je écrit ?

En lisant ce court texte, je suis frappé par le fait qu’on y trouve à peu de distance deux fois la préposition « pour ». « Bon pour un anneau – pour la pierre jointe. » Cela sonne mal et devrait être évité. J’ai alors l’impression que l’introduction de « bis » au lieu de « pour » tentait d’éviter la maladresse stylistique. C’est sans doute vrai. Mais cette tentative emploie des moyens particulièrement insuffisants. La préposition « bis » est tout à fait inadéquate à cet endroit et ne peut remplacer le « pour » qui est absolument nécessaire. Pourquoi donc précisément ce « bis » ?

Mais peut-être le petit mot « bis » n’est-il point la préposition définissant une limite temporelle ; mais quelque chose de tout à fait différent. C’est le mot, latin « bis » (pour la seconde fois), qui est passé dans la langue française avec la même signification. Ne bis in idem, dit le droit romain. Bis, bis, s’exclame le Français au spectacle lorsqu’il réclame la répétition d’un morceau. Voilà donc l’explication de mon erreur de plume absurde. Avant d’écrire le second « pour », j’ai été prévenu de ne pas répéter le même mot. Donc remplacer « pour » par autre chose ! Le hasard de l’homonymie entre le bis de la langue étrangère, objection contre la formule initiale, et la préposition allemande, permet alors de remplacer « pour » par « bis », comme s’il s’agissait d’une erreur. Mais cet acte manqué atteint son objectif non pas en l’effectuant mais seulement lorsqu’il est réparé. Il faut à nouveau que je raye le « bis », supprimant par là-même en quelque sorte la répétition qui me gênait. Variante, qui n’est pas sans intérêt, du mécanisme de l’acte manqué !

Je suis très satisfait par cette solution, mais, dans les auto-analyses, le risque d’être incomplet est particulièrement grand. On se contente trop tôt d’une élucidation partielle, derrière laquelle la résistance garde aisément par-devers soi, ce qui est peut-être plus important. Ma fille, à qui je raconte cette petite analyse, en trouve immédiatement la suite : « Mais tu lui as déjà donné jadis une telle gemme pour un anneau. Voilà sans doute la répétition que tu veux éviter. En effet, on n’aime pas refaire sans cesse le même cadeau. » Cela m’éclaire ; il s’agit manifestement d’une objection contre la répétition du même cadeau et non pas du même mot. Ce dernier n’est qu’un déplacement vers une chose insignifiante, afin de détourner l’attention d’une chose plus importante, remplacement peut-être d’un conflit pulsionnel par une difficulté d’ordre esthétique.

Car la suite est facile à trouver. Je cherche un motif pour ne pas offrir cette gemme. Je trouve ce motif dans la considération que jadis j’ai déjà offert la même chose – ou quelque chose de très analogue. Pourquoi cette objection se dissimule-t-elle, se travestit-elle ? Il y a nécessairement là quelque chose qui craint la lumière. Et je ne tarde pas à voir clairement de quoi il s’agit. Je n’ai aucune envie d’offrir cette petite gemme, elle me plaît, beaucoup à moi-même.

L’élucidation de cet acte manqué n’a pas demandé beaucoup d’effort. D’ailleurs, je ne tarde pas à me faire une réflexion qui réconcilie tout : un tel regret ne fait qu’augmenter la valeur du cadeau. Que serait un cadeau que l’on offrirait sans que cela vous fasse un peu de peine ! En tous cas, on a pu de nouveau se faire une idée de la grande complexité des processus psychiques les plus modestes et prétendument les plus simples. On s’est trompé en écrivant, on a mis un « bis » là où il n’aurait fallu qu’un « pour », on l’a remarqué et corrigé, et cette petite erreur – au fond, ce n’était que l’ébauche d’une erreur – avant tant de présupposés et de conditions dynamiques déterminantes. D’ailleurs, sans un matériau particulièrement favorable tout cela n’eût pas été possible.

Freud, S., 1935, La finesse d’un acte manqué in Résultats, idées, problèmes, II, 1921 – 1938, PUF

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