On est en 1914, Freud est en plein work in progress dirions-nous aujourd’hui …
S’estimer c’est se mesurer à ce qui fait, pour nous, figure de référence
Nous avons appris que des motions pulsionnelles subissent le destin du refoulement pathogène ; lorsqu’elles viennent en conflit avec les représentations culturelles et éthiques de l’individu. Par cette condition, nous n’entendons jamais que la personne a de l’existence de ces représentations une simple connaissance intellectuelle, mais toujours qu’elle les reconnaît comme faisant autorité pour elle, qu’elle se soumet aux exigences qui en découlent. Le refoulement, avons-nous dit, provient du moi ; nous pourrions préciser : de l’estime de soi ( Selbstachtung ) qu’a le moi. Les mêmes impressions, expériences, impulsions, motions de désir auxquels tel homme laisse libre cours en lui ou que du moins il élabore consciemment, sont repoussées par tel autre avec la plus grande indignation, ou sont déjà étouffées avant d’avoir pu devenir conscientes. Mais la différence entre les deux sujets, qui contient la condition du refoulement, peut s’exprimer facilement en termes qui permettent de la soumettre à la théorie de la libido. Nous pouvons dire que l’un a établi en lui un idéal auquel il mesure son moi actuel, tandis que chez l’autre une telle formation d’idéal est absente. La formation d’idéal serait du côté du moi la condition du refoulement.
C’est à ce moi idéal que s’adresse maintenant l’amour de soi dont jouissait dans l’enfance le moi réel. Il apparaît que le narcissisme est déplacé sur ce nouveau moi idéal qui se trouve, comme le moi infantile, en possession de toutes les perfections. Comme c’est chaque fois le cas dans le domaine de la libido, l’homme s’est ici montré incapable de renoncer à la satisfaction dont il a joui une fois. Il ne veut pas se passer de la perfection narcissique de son enfance ; s’il n’a pas pu la maintenir, car, pendant son développement, les réprimandes des autres l’ont troublé et son propre jugement s’est éveillé, il cherche à la regagner sous la nouvelle forme de l’idéal du moi. Ce qu’il projette de son enfance ; en ce temps-là il était lui-même son propre idéal.
Nous trouvons ici l’occasion d’examiner les rapports de cette formation d’idéal et de la sublimation. La sublimation est un processus qui concerne la libido d’objet et constitue en ce que la pulsion se dirige vers un autre but, éloigné de la satisfaction sexuelle ; l’accent est mis ici sur la déviation qui éloigne du sexuel. L’idéalisation est un processus qui concerne l’objet et par lequel celui-ci est agrandi et exalté psychiquement sans que sa nature soit changée. L’idéalisation est possible aussi bien dans le domaine de la libido du moi que dans celui de la libido d’objet. Par exemple, la surestimation sexuelle de l’objet est une idéalisation de celui-ci. Ainsi, pour autant que sublimation désigne un processus qui concerne la pulsion et idéalisation un processus qui concerne l’objet, on doit maintenir les deux concepts séparés l’un de l’autre.
La formation de l’idéal du moi est souvent confondue avec la sublimation des pulsions, au détriment d’une claire compréhension. Tel qui a échangé son narcissisme contre la vénération d’un idéal de moi élevé n’a pas forcément réussi pour autant à sublimer ses pulsions libidinales. L’idéal du moi requiert, il est vrai, cette sublimation mais il ne peut l’obtenir de force ; la sublimation demeure un processus particulier ; l’idéal peut bien l’inciter à s’amorcer mais son accomplissement reste complètement indépendant d’une telle incitation. On trouve justement chez les névrosés les plus grandes différences de tension entre le développement de l’idéal du moi et la quantité de sublimation de leurs pulsions libidinales primitives, et, en général, il est bien plus difficile de convaincre l’idéaliste de ce que sa libido reste logée dans une position inadaptée que d’en convaincre l’homme simple qui est resté modéré dans ses prétentions. Formation de l’idéal et sublimation ont aussi des relations tout à fait différentes avec les facteurs déterminant la névrose. La formation d’idéal augmente, comme nous l’avons vu, les exigences du moi, et c’est elle qui agit le plus fortement en faveur du refoulement ; la sublimation représente l’issue qui permet de satisfaire à ses exigences sans amener le refoulement.
Il ne serait pas étonnant que nous trouvions une instance psychique particulière qui accomplisse la tâche de veiller à ce que soit assurée la satisfaction narcissique provenant de l’idéal du moi, et qui, dans cette intention, observe sans cesse le moi actuel et le mesure à l’idéal. Si une telle instance existe, il est impossible qu’elle soit l’objet d’une découverte inopinée ; nous ne pouvons que la reconnaître comme telle et nous pouvons nous dire que ce que nous nommons notre conscience morale possède cette caractéristique. La reconnaissance de cette instance nous permet de comprendre les idées délirantes où le sujet se croit au centre de l’attention des autres ou, pour mieux dire, le délire d’observation qui présente une telle netteté dans la symptomatologie des affections paranoïdes mais peut aussi se produire comme affection isolée ou bien de façon sporadique dans une névrose de transfert. Les malades se plaignent alors de ce qu’on connaisse toutes leurs pensées, qu’on observe et surveille leurs actions ; ils sont avertis du fonctionnement souverain de cette instance par des voix qui leur parlent, de façon caractéristique, à la troisième personne (“maintenant elle pense encore à cela” ; “maintenant il s’en va”). Cette plainte est justifiée, elle décrit la vérité ; il existe effectivement, et cela chez nous tous dans la vie normale, une puissance de cette sorte qui observe, connaît, critique toutes nos intentions. Le délire d’observation la présente sous une forme régressive, dévoilant ainsi sa genèse et la raison qui pousse le malade à s’insurger contre elle.
Ce qui avait incité le sujet à former l’idéal du moi dont la garde est remis à la conscience morale, c’était justement l’influence critique des parents telle qu’elle se transmet par leur voix ; dans le cours des temps sont venus s’y adjoindre les éducateurs, les professeurs et la troupe innombrable et indéfinie de toutes les autres personnes du milieu ambiant (les autres, l’opinion publique).
(…) L’institution de la conscience morale était au fond l’incarnation en un premier temps de la critique des parents, et plus tard de la critique de la société ; le même processus se répète lorsqu’une tendance au refoulement trouve son origine dans une défense ou un obstacle qui étaient tout d’abord extérieurs. Les voix, ainsi que cette foule laissée indéterminée, viennent maintenant au premier plan, du fait de la maladie, de sorte que l’histoire du développement de la conscience morale se reproduit régressivement. Quant à la rébellion contre cette instance de censure, elle provient de ce fait, conforme au caractère fondamental de la maladie, que la personne veut se dégager de toutes ces influences, à commencer par celle des parents, et qu’elle en retire sa libido homosexuelle. Sa conscience morale lui revient alors, sous une forme régressive, comme action hostile de l’extérieur.
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FREUD, S., Pour introduire le narcissisme in La vie sexuelle, PUF, pp. 98 – 100