Ici, à cette heure, quasi en direct, vous trouverez une perle. Le travail et l’approche théâtrale de William Mesguich aura toujours eu résonance à mon non-sens, et c’est bien là qu’il sonne. Avec la grande amabilité de son aval, vous pourrez lire ses mots tout juste sortis de sa plume.
Et nous les relirons. Un des offices de nos mots partagés, souvent, est celui du refuge. Alors, cher William, un grand merci à vous. Et bonne lecture à chacun de nos autres.
MC
Journal de bord
12 juillet 2019
Pensées intimes.
D’autres réflexions.
Un autre regard. Moins de doutes. Toujours une pulsation frénétique.
De la joie teintée de courbatures. Avec un zeste de bonheur qui vient balayer la récurrence de l’effort violent.
Le rythme est pris comme une nécessité impérieuse pour ne pas céder.
La chaleur a diminué mais non pas l’engagement ni le plaisir de la transmission et du partage. Et le tsumani Artaud-Passion est prêt à déferler sur nos âmes, terre d’accueil du moindre soubresaut poétique.
Toujours aussi impressionnant de se mettre dans le sillage d’Anthonin Artaud, toujours cette même percée dans les méandres d’une parole au scalpel qui fait qu’on devient autre. L’âme et le corps en ébullition.
Et cette attention accrue de l’auditoire au Roi rené, comme si la puissance des mots de l’auteur du théâtre de la cruauté ébranlait nos certitudes, fascinait avec délectation les âmes indécises ou ignorantes.
Ce bouleversement pour nombre de spectateurs qui attendent avidement l’instant où la parole va les traverser, les bousculer, faire basculer les croyances les plus ancrées, cette écoute intime et émouvante, c’est pour moi la preuve que, comme le dit Artaud, l’art a pour devoir social de donner issue aux angoisses de son époque. Le théâtre doit transformer le spectateur. Comme un jet de vitriol.
C’est une parole tranchante qui vise à purger la conscience gangrenée par la bien-pensance bourgeoise. Ces mots touchent au cœur et à l’âme chacun des témoins de ce crachat poétique, enfiévré, baroque et sans appel. Les spectateurs sortent sonnés, et moi-même, aux saluts, suis partagé entre tremblements, sanglots et une grande fatigue s’empare avidement de mes membres endoloris. Comme jumeaux, nous titubons, groggys, atteints dans notre chair par cette fulgurance lunaire. Artaud est un monument. C’est un phare qui éclaire le monde pour tenter de le renverser. Atlas des temps modernes, poète de l’excès, génie littéraire qui nous bouleverse. Nathalie Lucas, mon adorable et lumineuse partenaire est prise dans ce tumulte des mots et comme moi, vit ce fracas poétique comme une révélation théâtrale inattendue. Apaisement. Calme après cette tempête des signes et des sens.
Et puis direction, après avoir bu 2 litres d’eau et mangé une demi-banane et quelques amandes, la Luna, pour assister au Corbeau blanc. Salle comble. Ambiance lourde. Adolf Eichmann est là, face à nous, les yeux bandés, comme s’il ne voulait pas voir, comme s’il ne pouvait pas voir l’ignominie des agissements nazis. Faire affleurer cette barbarie. Nadège Perrier et Hervé Van Der Meulen sont remarquables de force et d’intensité. La lourdeur de l’ambiance éloigne un temps la violence des mots d’Artaud. Mes muscles, encore abasourdis par la démesure des hurlements artaudiens vibrent maintenant au rythme de cette terreur qu’imprime le texte de Donald Freed. Les mots d’Eichmann tonnent, sonnent lourdement. Et la salle de retenir son souffle. Salle de l’ombre qui reçoit de plein fouet l’horreur et et la haine de ce bourreau de l’humanité. Et je continue, à l’écoute du texte, à être atteint par cette ténébre. Texte nécessaire encore et toujours pour éclairer, réparer la nature humaine.
Je sors de la salle, félicite les comédiens, échange quelques mots et doit penser à la suite, c’est à dire l’enchaînement des 3 spectacles encore à jouer.
Entre chaleur et discussions avec des amis croisés au détours des rues gorgées de théâtre, il faut se reposer quelques minutes avant de se lancer à corps perdu dans le tourbillon des 4 heures de spectacles encore en jeu. Un long tunnel me fait face avec un mélange d’excitation, de joie et déjà la concentration m’accompagne, cette complice nécessaire et salvatrice, cette amie précieuse me permet de tenir c’est sûr. Tout se précipite, le jeu, les changements de costumes, la sueur et les regards exhorbités s’invitent allègrement dans ce maelström de mots et de sons.
L’accoutumance à l’effort a fait son chemin, mais l’épreuve est, néanmoins, toujours rude. De la complicité entre nous. De la fatigue aussi. Les vêtements encore humides des débordements de la veille. Il n’y a pas de place pour la lassitude. Il faut s’engouffrer dans l’univers de Shakespeare pour continuer à interroger l’Homme. Le rouge de nos costumes est un éclat qui se reflète dans le regard pétrifié des spectateurs. C’est un engagement total. Sur scène, il faut s’abandonner, maîtriser, tomber, se relever et puis retomber encore. Pour mieux se relever. Toujours. Mes yeux ne sont plus que terreur et larmes. Macbeth. Comme un cousin d’Hamlet, ce rôle qui m’a marqué au fer rouge.
Macbeth qui ne supporte pas qu’un téléphone sonne ou qu’un spectateur secoue de nervosité son pied au premier rang et moi de dire, par le regard, à ce dernier « arrête avec ton pied, tu nous gènes » et ce spectateur, malgré mes injonctions, de continuer, comme rendu nerveux, sans doute, par l’effroi de cette langue.
Et puis, à la fin, après que la forêt de Birnam a englouti ce monstre sanguinaire, direction les loges, frénétiquement, pour enfiler le costume de Joseph Fouché. Il faut se maquiller à la vitesse de l’éclair, car 180 personnes trépignent dehors et veulent s’inviter à la table du chef de la police et du ministre des affaires étrangères de Napoléon. Toujours cette urgence.
Je ne trouve pas mon bas qui me permet de mettre ma perruque, je me rends compte que j’ai oublié mes chaussures dans la loge de la salle des Dôme où se joue Chagrin pour soi. Je fonce. Les minutes s’égrènent comme un compte à rebours implacable. Il faut vite se maquiller. Vite se reconcentrer. Encore et toujours tenter le chemin de l’apaisement pour replonger dans l’arène de cette France post napoléonienne. Vertige. Sans cesse. Tapi dans l’ombre d’un pendrillon, j’attends le moment fatidique de mon entrée en scène au milieu des éclairs et dans le reflet des chandelles. Je suis perdu dans les plis de ce tissu de velours, au lointain cour, dans ce nid à poussière, comme disait, Pierre Debauche, prêt à surgir pour en découdre. Mon père est en face au lointain jardin.
Nous ne sommes que des ombres. Silhouettes aimantes, prêtes à s’animer par la grâce de la langue. Quelques gestes complices et rassurants. Quelques regards d’une tendresse paternelle et nous voilà projetés dans un autre monde. Encore. Et c’est bon.
Rythme impeccable. Regards de braise. Silences qui résonnent. Le temps semble arrêté. La tension est paroxystique et en même temps me voilà rassuré face à mon maître de père. Dans son regard, de l’amour et une intimité imperceptible, sauf à nous même. Diction nerveuse. Rebond des sons. Ricochet du sens. Rien ne peut nous arriver. Prosodie et rythme maîtrisés. Je suis en terrain connu et m’abandonne, en confiance, à la langue de Brisville, avec délectation. Les spectateurs suspendus à nos lèvres, sont comme assis autour de la table. Ils rient, s’interrogent et sont heureux. Le texte est fort, résonne dans leur conscience assoupie. Et nous les tenons.
Pas d’étirements après Macbeth. Pas le temps. Les muscles commencent à tirer. Sous la table, mes jambes tremblent silencieusement.
De temps en temps, la réplique d’après est floue et se ravive par la magie de l’immédiateté théâtrale, comme un instinct de survie.
La mémoire est préservée, choyée pour régurgiter tous ces mots appris, avec le cœur- comme nous disait notre maître d’invention magnifique Pierre Debauche- des heures durant, dans les rues montmartroise où les séances d’apprentissage des textes que je m’inflige dépassent l’entendement. Acharnement. Passion. Rien ne peut ébranler cette foi dans les mots, cette nécessité du partage des signes qui scintillent ardemment dans les plis et les replis de nos consciences parfois ensommeillées.
Et les gens acclament ce Souper virtuose alors que je suis déjà embarqué dans le monde de la merveilleuse Sophie Forte, dans sa drôlerie, sa tendresse, son espièglerie.
Il faut foncer. Se transformer. Encore et encore. Les muscles toujours tétanisés me rappellent à l’ordre dans ma folle calvacade. Mais je ne cède pas. En quelques secondes, je quitte Fouché et devient la colère, Odile où ce restaurateur asiatique que j’aime tant.
A peine ai-je franchi la porte de la loge que le spectacle démarre, j’ai 6 minutes avant d’entrer en scène. Il faut mettre un autre costume. Le théâtre comme des peaux qui s’effeuillent.
Il faut à nouveau se reconcentrer. Je me démaquille frénétiquement et me voilà prêt à inventer d’autres regards, d’autres gestes. Artaud ou Macbeth sont loin et pourtant résonnent encore de leur présence déjà légendaire pour moi.
Rires. Émotions. Clins d’œil, Chagrin pour soi est l’ultime vertige de la journée.
Les paupières sont lourdes, les rictus s’enchaînent, les grimaces ne me quittent jamais longtemps. Quelle joie. Tourbillon incessant pour faire surgir d’autres moi en moi-même. Je ressens la fatigue mais suis déborder par l’envie de transmettre.
Quelques fous rires contenus, quelques accidents de jeu vite réparés par l’intuition du « en chair et en os théâtral », c’est un bonheur renouvelé.
Maintenant, il faut se reposer. Quelques heures. Et cet art du refaire qu’est le théâtre nous contaminera à nouveau demain. Pour interroger le monde. Pour s’interroger soi-même. Trouver la motivation. Ne rien lâcher. Ne pas céder à la tentation de la fatigue qui guette.
Être heureux de vivre cette passion. Mesurer la chance que nous avons de questionner l’autre pour inventer une pensée. Le théâtre comme un rêve éveillé. Sublime.
Journal de bord
15 juillet 2019
D’autres impressions.
D’autres doutes.
D’autres joies.
Avec mes camarades de jeu.
Et puis la solitude.
Tenir. Encore tenir. Dans le plaisir.
Bien évidemment, j’en prends !
Dans la douleur aussi.
Bien évidemment, j’en ai…
L’épaule droite meurtrie, les jambes perclues de courbatures traîtresses, mais le cœur altier.
Les plantes des pieds comme un champs de ruine, réceptacle fragile des soubresauts incessants de mon corps chahuté par les chutes, mais le regard vaillant dans l’œil rieur de mes complices de scène.
Les contusions pullulent sur mon corps, terre d’accueil des chocs en tous genres.
Mais se relever toujours et continuer le chemin de la concentration.
Ne pas se plaindre. Être heureux d’être brinquebalé dans cette machine à rêver imprenable et tellement merveilleuse qu’est celle du théâtre. Être animé toujours par l’étincelle de l’invention. Pleurer silencieusement dans l’ombre des coulisses ou à la lueur dévastatrice des projecteurs qui foudroient sans état d’âme, mais se dépasser pour rejoindre la lune gibbeuse, pour porter les mots les plus beaux, ceux qui font avancer le monde pour tenter de repérer les maux qui nous accablent et de les réparer. Avoir toujours cette candeur enfantine qui permet le rêve et le beau, et puis sentir encore et toujours le souffle de ma sorcière préférée, Sandrine Moaligou dans Macbeth et sa bienveillance, ou la respiration altérée par l’effort de Florence, Nathalie Lucas dans Artaud-Passion, après une marelle endiablée. Être au bord du fou rire dans Chagrin pour soi avec mes merveilleux partenaires Sophie Forte et Tchavdar Penchev parce que le mot lexomil s’est transformé, par paresse labiale, ou fatigue extrême, en leoiiilll. Être rassuré par la présence de mon père dans le Souper, lire dans son oeil l’amour et l’admiration mais ne pas en démordre et continuer ce travail implacable de diction, de prosodie au plus près de la précision la plus extrême pour que les 200 personnes qui peuplent chaque soir la salle des colonnes des Gémeaux se régalent de nos silences et de nos œillades aussi douces que destructrices.
Se plonger dans le regard complice, et plein d’une intensité folle, de Victorien Robert, Banquo dans Macbeth, avant d’en découdre dans un combat final irrémédiable, à l’épée. Les mains et les pieds rendus glissants par les efforts toujours renouvelés mais avoir confiance dans ce regard et s’affronter dans un mélange de terreur et de plaisir. L’auditoire retient son souffle c’est comme si le monde entier nous épiait et nous portait dans le contre jour aveuglant et à la fois sublime des projecteurs brillants d’une blancheur éclatante.
Changer de costume, ruisselant de sueur, dans les coulisses de Macbeth, alors que des petites mains s’activent au même endroit pour installer le Souper qui succédera au tyran écossais, à sa tragédie, dans la salle des colonnes du majestueux théâtre des Gémeaux, devenu pour moi comme une seconde maison dont les recoins me sont maintenant familiers.
Ambiance de ténèbres où des ombres se frôlent dans l’obscurité de l’envers du décors alors que les hurlements de Banquo et de Malcolm me bouleversent. Les répliques fusent inéluctablement et j’entrevois la fin de ce monumental Macbeth qui n’a de cesse de saper ma résistance jusqu’à plus soif. Il faut tenir pour affronter la forêt de Birnam et s’abîmer dans la douleur de la perte de ma lady. Les monstres aussi ont des failles. « Elle aurait dû mourir plus tard. Le moment est toujours bienvenu de dire cette parole là, demain, puis demain, puis demain, glisse à petits pas de jours en jours, jusqu’au dernier mot du grand registre du temps. Tous nos hiers n’ont fait qu’éclairer pour des fous le chemin de la mort poussiéreuse ».
Se rendre compte que le surplus de rage et de force que je crois, justement, imprimer à Macbeth n’est que l’apanage d’une volonté de combler, de compenser, parce que la fatigue fait son œuvre, sournoisement, et qu’elle altère la clairvoyance.
Cette aventure est un déferlement de regards, de mots, de sons, de pleurs, de sourires aussi profonds que fanés. Les couleurs me traversent. Le rouge sang de Macbeth est un torrent perfide qui me ravie autant qu’il me lamine.
Être seul avec soi-même dans la pénombre de l’arrière-scène, manquer de souffle parce que l’effort m’a transpercé et s’apaiser toujours, quelques secondes, pour percevoir la lueur de la maîtrise. Surplomber pour ne pas sombrer dans les méandres maléfiques et trompeurs d’un volontarisme qui mènerait à un craquage certain du corps ou de la tête. Être rassuré par ma compagne Estelle, merveilleuse Cosette dans nos Misérables tant aimés, entre massage et exercices de respiration, conseils alimentaires et paroles réconfortantes. Un soutien inestimable qui permet de ployer mais non de rompre.
Et puis toujours l’émotion, celle qui m’étreint quand je vois mes compagnons de tendresse de Misérables chanter dans la rue, encore et toujours, pour séduire le chaland, ravir cette petite fille qui rêvera à coup sûr longtemps de Cosette et de Gavroche. A ce moment le cœur me bat et je sais que notre responsabilité d’artistes est immense. Inventer d’autres mondes, d’autres regards pour transporter l’autre, pour élever sa conscience et insuffler de la joie dans nos cœurs blessés par trop de misère et de souffrance.
Chasser la solitude qui guette.
L’émotion qui me submerge quand un spectateur me prend dans ces bras, après Artaud-Passion parce qu’il est dévasté par la parole du poète de la cruauté, par cette pensée incandescente qui dérange nos consciences bien-pensantes. « Je veux un théâtre de sang par lequel chaque représentation transformera celui qui joue, celui qui voit jouer. Il faut mobiliser la peur et expulser la violence. Dire l’innommable, l’ineffable et montrer l’invisible » et moi aussi, je suis touché. Au plus profond de mon être par cette parole essentielle, par cette torsion poétique, par ces mots qui résonnent longtemps dans nos âmes par trop indifférentes au monde qui nous entoure.
Émotion encore et larmes inévitables qui perlent sans peine à l’écoute du duel/duo Adolf Eichmann /Myriam Baum dans le Corbeau Blanc, dans la salle 3 de la Luna, comble à ras bord, alors qu’Eichmann s’effondre parce que les mots de douleur de Baum et de l’humanité entière finissent par l’atteindre.
Et cette douleur est aussi la nôtre.
Le théâtre comme le réceptacle de nos pensées les plus intimes, de nos désirs les plus inatteignables, de nos terreurs les plus extrêmes, de nos joies les plus candides.
Il faut continuer à inventer pour éloigner la barbarie, il faut être contaminé par la langue pour qu’elle nous abreuve de beauté et d’intelligence et l’ignorance crasse et vulgaire sera repoussée. Il faut être rempli des plus beaux sourires et des musiques les plus sublimes pour faire jaillir d’autres résonances en nous-mêmes, celles qui permettront de faire avancer dignement le monde vers un ailleurs intimement rêvé par le plus grand nombre.
William Mesguich