La société dépressive
La défaite du sujet
La souffrance psychique se manifeste aujourd’hui sous la forme de la dépression. Atteint dans son corps et son âme par cet étrange syndrome où se mêlent tristesse et apathie, recherche identitaire et culte de soi-même, l’homme dépressif ne croit plus à la validité d’aucune thérapie. Et pourtant, avant de rejeter tous les traitements, il cherche désespérément à vaincre le vide de son désir. Aussi passe-t-il de la psychanalyse (tant est qu’il soit possible de parler de psychanalyse lorsque l’on ne s’y attèle pas corps et âme) à la psychopharmacologie et de la psychothérapie à l’homéopathie sans prendre le temps de réfléchir à l’origine de son malheur (la mode est même au « surtout pas! » et autre « ça ne sert à rien ». La belle affaire). Il n’a du reste plus le temps de rien à mesure que s’allongent le temps de la vie et celui des loisirs, le temps du chômage et le temps de l’ennui. L’individu dépressif souffre d’autant plus des libertés acquises qu’il n’en sait plus l’usage.
Plus la société prône l’émancipation en soulignant l’égalité de tous devant la loi, plus elle accentue les différences. Aux coeur de ce dispositif, chacun revendique sa singularité en refusant de s’identifier à des figures jugées caduques de l’universalité. L’ère de l’individualité s’est ainsi substituée à celle de la subjectivité : se donnant à lui-même l’illusion d’une liberté sans contrainte, d’une indépendance sans désir et d’une historicité sans histoire, l’homme d’aujourd’hui est devenu le contraire d’un sujet. Loin de construire son être à partir de la conscience des déterminations inconscientes qui le traversent à son insu, loin d’être une individualité biologique, loin de se vouloir un sujet libre, dégagé de ses racines et de sa collectivité, il se pense maître d’un destin dont il réduit la signification à une revendication normative. Aussi s’attache-t-il à des réseaux, à des groupes, à des collectifs, à des communautés sans parvenir à affirmer sa véritable différence.
C’est bien l’inexistence du sujet qui détermine non seulement les prescriptions psychopharmacologiques actuelles, mais les comportements liés à la souffrance psychique. Chaque patient est traité comme un être anonyme appartenant à une totalité organique. Immergé dans une masse où chacun est à l’image d’un clone, il se voit prescrire la même gamme de médicaments quel que soit sont symptôme. Mais, simultanément, il cherche une autre issue à son malheur. D’un côté il s’en remet à la médecine scientifique, et de l’autre il aspire à une thérapie qu’il croit plus approprié à la reconnaissance de son identité. Il se perd alors dans le labyrinthe des médecines parallèles.
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La société démocratique moderne veut bannir de son horizon la réalité du malheur, de la mort et de la violence, tout en cherchant à intégrer, en un système unique, les différences et les résistances. Au nom du mondialisme et de la réussite économique, elle a tenté d’abolir l’idée de conflit social. De même, elle tend à criminaliser les révolutions et à déshéroïser la guerre afin de substituer l’éthique à la politique, la sanction judiciaire au jugement historique. Ainsi est-elle passée de l’âge de l’affrontement à l’âge de l’évitement, et du culte de la gloire à la revalorisation des lâches.
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D’où une conception de la norme et du pathologique qui repose sur un principe intangible : chaque individu a le droit, et donc le devoir, de ne plus manifester sa souffrance, de ne plus s’enthousiasmer pour le moindre idéal qui ne soit pas celui du pacifisme ou de la morale humanitaire. En conséquence, la haine de l’autre est devenue sournoise, perverse, et d’autant plus redoutable qu’elle prend le masque du dévouement et à la victime. Si la haine de l’autre est d’abord la haine de soi, elle repose comme tout masochisme sur la négation imaginaire de l’altérité. L’autre est alors toujours une victime, et c’est pour cette raison que l’intolérance est générée par la volonté d’instaurer sur autrui la souveraine cohérence d’un soi narcissique dont l’idéal serait de le détruire avant même qu’il ne puisse exister.
Puisque le neurobiologie semble affirmer que tous les troubles psychiques sont liés à une anomalie du fonctionnement des cellules nerveuses, et puisque le médicament adéquat existe, pourquoi devrait-on s’inquiéter ? Il ne s’agit plus désormais d’entrer en lutte avec le monde, mais d’éviter le litige en appliquant une stratégie de normalisation. On ne s’étonnera donc pas que le malheur que l’on prétend exorciser fasse retour de façon foudroyante dans le champ des relations sociales et affectives : recours à l’irrationnel, culte des petites différences, valorisation du vide et de la sottise, etc. La violence du calme est parfois plus terrible que la traversée des tempêtes.
Roudinesco, E., Pourquoi la psychanalyse ?, Flammarion, Champs Essais, 2009, pp. 13 – 18