MARGUERITE YOURCENAR

L’attention est une qualité extrêmement rare

Celui quel qu’il soit qui fait quelque chose. L’écrivain doit être profondément soi-même. Pour ce faire, il ne peut faire l’économie de s’oublier soi-même, sortir de soi-même, faire table rase de soi-même. Voilà ce qui peut passer pour paradoxal à celui qui n’est pas à son corps.

‘ Une très grande attention à ce qu’il sent. A ce qu’il éprouve lui-même. Une attention pour ne pas se tromper, pour ne pas se flouer soi-même et une immense attention à l’univers qui l’entoure. Dans les écrits des philosophes du Tao qui sont peut-être allés plus loin que n’importe quoi dans le sens de la réalité, il y a cette espèce de dicton, cette espèce de proverbe (…) :
Gouverner un grand empire est la même chose que faire cuire un tout petit poisson. C’est à dire que les deux demandent une attention complète. Un soin attentif de celui qui le fait.
[…]
Quoi qu’on fasse, c’est mettre toute l’attention, tout le talent, toute la bonne volonté dont on est capable dans une seule action. Et ça, en matière de littérature, en matière d’art et j’ajouterai personnellement en matière de vie et de sa qualité, de notre rapport à la joie et à l’amour partagées, c’est la base de tout.


L’ATTENTION EST UNE QUALITÉ EXCESSIVEMENT RARE


Dans les travaux de psychologie orientale, où ils sont allés si loin dans l’étude des rapports d’un homme avec lui-même, la première vertu conseillée c’est l’avidia, l’attention. Etre attentif à ce qu’on fait, être attentif aux mouvements de ses muscles, être attentif à son regard, voir exactement ce qui se passe en vous et hors de vous.
[…]
Dans un texte tantrique du Cachemire ;
Que l’esprit bloqué sur une chose ne la quitte pas trop vite pour s’orienter vers une autre. Dans toute sensation, dans toute émotion, en tout il y a une marge. Ce qu’on appelle le « dessin de la déchirure » dans les peintures de Rembrandt où la ligne n’est jamais rigide et l’on sent toujours cet espèce d’imperceptible changement d’un petit morceau d’étoffe jusqu’à un autre et c’est vrai de TOUTES les circonstances de la vie.
Les gens qui pensent conventionnellement ne voient pas cette marge. Ils quittent un sujet pour passer à un autre sans avoir réfléchis à l’aura, à la marge que comporte avec soi chaque sensation.
[…]
Assis ou couché, évoquer avec intensité son propre corps comme privé de support.
[…]
Ne pas fixer la pensée. Par ce que la pensée c’est déjà une opinion. Il s’agit que l’esprit soit sans opinion et qu’il reflète toutes les choses.
[…]
Se rappeler que nous sommes beaucoup plus grands que nous. Ce qui n‘est pas du tout une forme d’orgueil, l’écrivain en réalité est très humble. Chaque fois qu’il sort d’avoir écrit un livre il dit « bon dieu j’ai réussi à faire ça! » Et il éprouve à peu près le même sentiment que celui dans la balade allemande du cavalier qui avait traversé le lac de Constance gelé la nuit sans s’apercevoir que c’était un lac et qui tombe de saisissement, au bas de son cheval, en s’apercevant ce qu’il a fait.
A chaque fois que l’écrivain, je pourrais dire l’artiste ou n’importe quoi, je dis l’écrivain par ce que nous avons affaire à un écrivain qui ici se trouve être moi-même, chaque fois que l’écrivain termine un ouvrage, il a la stupeur qu’il lui ai été accordé d’avoir été si loin de soi dans un domaine qui est celui de la vie.
Et c’est ici que je crois qu’il y a une autre remarque qui est essentiellement importante : l’écrivain doit VIVRE.

Marguerite Yourcenar

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