PERDRE ?, MOI ?, JAMAIS.

Extrait du texte d’Anne Dufourmantelle, Intelligence du rêve, Manuels Payot, 2012, dans lequel l’auteure interroge aussi les figures symboliques de l’ange, du génie poétique et du daimôn, messagers de la parole comme le rêve l’est de notre plus secrète identité.

Aux abords du trauma

Le rêve construit des scénarios dont nous sommes les héros secrets, nous offrant ainsi, en dépit du danger ou grâce à lui, une royauté reconquise. La jeune adolescente au moment de ses règles devrait comprendre qu’il est temps de se séparer de sa mère, de conquérir un espace propre qu’elle ne devra qu’à son courage, sa détermination, sa confiance en la vie aussi. La mélancolie est parfois, dit J-P Winter*, le signe que nous avons abdiqué et que nous le savons ; elle nous hante de ce savoir que nous aurions dû ou pu combattre, au moins nous révolter, et que nous n’en avons pas eu la force. Elle trahit ce silence secret, c’est pourquoi elle est toujours aussi une colère.

Tu as tout perdu, ton sac, tes papiers, tu n’as plus rien. 

Comment le rêve peut-il aller en deça de l’objet perdu de la mélancolie ? Une vie entière ne suffit pas toujours à surmonter cela : pour naître nous commençons par perdre ce monde matriciel qui, neuf mois, nous a portés, cette voix maternelle qui nous a imaginés ou redoutés, chantés, attendus, délivrés.

Comment se traverse la perte sinon en la devançant, en allant à sa rencontre ? La stratégie de l’ego, c’est de ne jamais perdre. Eviter à tout prix le manque. Saturer le temps et l’espace. Rendre acceptable à la conscience toutes les raisons possibles d’échapper au vide laissé par l’autre quand il a disparu. On s’efforce d’oublier le reste, ce qui nous est difficile, voire contraire. La stratégie, fondée sur l’évitement, nécessite de la ruse. Quand la morsure de la perte réapparaît dans l’existence, à savoir que ce qui a été n’est plus, vient le sentiment d’indignité, de faute. De ce qui en nous a trébuché, n’a pas été à la hauteur. Persécution renouvelée du futur antérieur. 

On peut mener le combat bien sûr. On s’y épuisera sans trouver la paix, on y gagnera aussi une intensité chaque fois renouvelée. Aucun « lâcher-prise » ne suffira à trouver la paix. Il s’agit de traverser la perte, en allant plus loin qu’elle. Plus loin, c’est-à-dire comme le révèle l’anamorphose, là où ça se retourne. Ce qui exige une conversion du regard. Le crâne apparaît, oui, sous les ors. Mais ce n’est pas l’unique retournement : la beauté du tableau révèle aussi la facticité de la mélancolie face à l’invention de la vie. Le rêve, en un sens, accomplit ce travail. Il dévoile les faux-semblants, met à jour les fantasmes, mais invente aussi d’autres propositions, d’autres figures inédites que le rêveur ne connaît pas encore.


*J.P Winter, voir notamment le remarquable Choisir la psychanalyse, Points, Seuil, réed.2010

Illustration : détail de l’anamorphose anamorphosé du tableau de Holbein Hans, Les Ambassadeurs, 1533, conservé au Nationnal Gallery de Londres 

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