Toute mère est sauvage. Et ça se passe dans le corps.
Dans ce premier temps de la naissance où d’un corps naîtra un autre corps. La sauvagerie résiste à la différence, elle est symbolisée depuis la nuit des temps par la matière, la terre, le cercle, la psalmodie, ce qui jamais ne se coupe ni ne se défait, par l’Unité disent les modes de début du 3e millénaire, sans se rendre compte que c’est de l’impossibilité de quitter l’antre maternelle dont ils parlent, « maman !, regarde comme bébé est grand au dedans de toi ! Regarde moi ! ». Le serment de la mère matricielle à son enfant est : tu retourneras toujours vers moi car tu n’es pas autre que moi ; tu es moi, tu me dois la vie, c’est-à-dire ta vie.
Mais la sauvagerie, c’est aussi ce noyau insécable de nuit où n’entrent pas les mots, où le monde est rythme et figure, où la peau se fait monde. C’est le réservoir d’où sont issues les diverses figures de notre imaginaire, d’où naît la scansion du langage, aussi sa vérité quand l’altérité s’y inscrit.
(…)
L’enfant, on le sait, est habité par le langage avant même sa conception. Encore à l’état foetal, il est déjà bercé, lové dans les mots et l’imaginaire des parents et de ceux qui l’entourent. Avant même de naître, l’enveloppe de son désir se constitue dans ce « berceau » de mots, d’attentes, de promesses, d’images dont il est enveloppé et qui l’accompagnent comme une mémoire générative depuis les générations antérieures. Mais il y a un serment qui ne peut pas se dire, un pacte secret unissant l’enfant à sa mère et que l’on pourrait traduire ainsi : reste avec moi et je ne t’abandonnerai pas. L’abandon, la peur d’être abandonné est le socle de toute peur. Le prix à payer par l’enfant pour réaliser sa différence est la non-réalisation du désir maternel. Assumer la peur d’être abandonné, risquer sa différence, sortir de cette boucle enchantée qui fait chaîne, c’est naître une seconde fois à son propre destin d’être désirant.
( … )
Abandonnés
« Ce qui s’appelle le destin, c’est cela : être en face, Rien d’autre que cela et toujours être en face. » Rainer Maria RILKE, « Huitième élégie »
Être psychanalyste, c’est écouter la musique blanche des vies désertées, de la joie empêchée, de la peur d’aimer, de l’attente, du refus de pleurer. Écouter la plainte suffoquée sur le divan. La peur de la peur, même pas le commencement d’une émotion, à peine son fantôme. De ne pas l’éprouver, on meurt doucement. « Dépression », c’est le mot qu’on a trouvé pour dire l’évitement du désespoir. L’agitation pour rien, ou bien l’ensevelissement, ne plus savoir pourquoi il faut continuer encore un autre jour cet effort surhumain d’exister, le corps, la voix inhabités. Il n’y a plus personne pour répondre. Encore la douleur, ça ne fait pas un corps.
On a peur d’être abandonné, tous, tout le temps. (…) On voudrait que quelqu’un nous garde. (…) dans chaque être vivant, depuis la naissance, depuis les premières caresses, depuis la douceur de la peau, il y a cet évènement toujours en suspens, toujours possible, de l’abandon. (Pas de douceur, pas d’abandon.) Qui est là dès qu’il y a de l’amour ( et surtout la croyance en l’amour, en un idéal amoureux ) ( … ) il y a toujours en suspens, toujours possible, de l’abandon. Qui est là dès qu’il y a de l’amour, dès qu’il y a serment, dès qu’il y a connaissance et pensée.( … ) C’est une peur dont on ne revient pas indemne. Il faut vivre avec cela, n’être jamais consolé de cet abandon.
On ne se pardonne pas d’avoir eu peur. C’est une honte indicible. Là s’abolit la frontière entre dedans et dehors, là commence la pensée. Contre la peur et avec elle, chevillée au corps.
Comment parler de la peur, celle qui arme les humains depuis toujours.
Qui fait se blottir les enfants dans le sommeil. Qui n’a pas de mots pour se dire. On est habités par la peur d’être abandonnés. Assumer cette peur d’être abandonné, c’est faire entrer dans la nuit ce qui permet à la nuit d’apparaître comme nuit. De la comprendre comme résolument obscure. Sans la lumière, elle ne deviendra jamais nocturne. Ni espace, ni lieu, ni temps, une pure opacité.
Il n’y a rien d’autre alors que l’aménagement de cette peur.
Un acte, pour Spinoza, et toute cette peur se retourne. Il n’y a que des actes d’amour. C’est l’ouvert de Rilke, la joie irrésolue, l’enfance (pas l’infantile). On fait avec la peur, on la loge dans les mots, dans la scansion musicale, dans une couleur, un trait, on la tient en respect, on cherche à gagner du temps.
La sauvagerie maternelle contient la peur de l’abandon, mais aussi la réponse donnée à cette peur.
La mélancolie maternelle est un autre nom de l’abandon, parce que enfants nous avons été abandonnés, du seul fait d’être nés, à la possibilité de mourir, à la violence du monde, à la déception du réel. Parce que nés d’une mère nous avons été dépossédés de cette totalité toujours déjà perdue mais qui fonde la possibilité même du langage et de la pensée. La capacité d’aimer vient aussi, paradoxalement, de la possibilité que nous avons de survivre de cet abandon maternel originel. Parce que assumer la peur d’être abandonné crée un espace intérieur pacifié, (Je dirais que l’apparition d’un espace pacifié, lequel est un effet de la fonction paternelle, est un pas en avant pour faire avec la peur d’être abandonné. C’est important afin d’éviter les réactions commune telles que « Je n’ai qu’à dire que j’assume », « Je n’ai qu’à m’en persuader et hop ! » Non. Ça n’est pas par là que ça passe. Et si mettre des mots sur l’expérience de la cure analytique revient à ustensiliser cette mise en mot comme un outil, c’est passer totalement à côté de ce que l’auteur essaye de transmettre ici ) un lieu à partir duquel une mère peut appeler son enfant et le reconnaître. Le bercer, lui parler. Toute mère est sauvage, oui, comme toute naissance appelle une autre naissance. Deux fois nés… Nous avons à naître deux fois, nous qui sommes transhumants parmi les choses. Pour chaque être humain qui choisit la vie plutôt que la mort, le choix se posera une seconde fois. Et le monde maternel, matriciel, alors, ne sera d’aucun secours, sinon du poids de ce que la mère aura ouvert ou empêché, accompagné ou interdit, signifié ou trahi, une première fois, en donnant la « vie » à son enfant. C’est ce « poids »-là, tour à tour si léger et si lourd, que nous avons tenté de restituer dans les fragments de cure et les figures littéraires qui habitent notre imaginaire.
La sauvagerie appelle le corps. C’est là que tout commence et tout s’achève, et c’est la ligature de ce corps à une parole qui le précipite dans un espace symbolique dont il va devoir répondre. Répondre parce qu’il y a de l’autre, ( … )
La sauvagerie maternelle, Anne Dufourmentelle, Payot, 2016