‘Rien qu’un mot sur une page et tout le théâtre est là.’
Article écrit par Marianne Carabin
Sarah Kane, l’auteure, est morte à l’âge de 28 ans. A peine.
Pendue avec ses lacets lors de son ultime hospitalisation en institution psychiatrique. Reconnue par quelque Harold Pinter ou autre Edward Bond d’une part, décriée comme une adolescente provocante et suicidaire par d’autres, Sarah Kane interroge une réalité on ne peut plus d’actualité puisque se soulève à travers ses mots, à travers son texte, à travers sa réalité de vie mise en mots, mise en scène, à l’heure où sonne encore la perplexifiante dernière version du DSM (bible d’une des plus importantes politiques économiques), la question brûlante non seulement du diagnostique mais celle, non moins aigue, de l’institution publique hospitalière (ici psychiatrique) et de ses révolutions budgétaires qui affectent tant les moyens que les pratiques de soin.
D’emblée elle est palpable. D’entrée de jeu, l’angoisse. Seule en scène, non pas tant immobile qu’immobilisée par une robe nuptiale qui fait écho à une camisole de force, Julie Danlébac nous fige dans le hérissement de l’horreur silencieuse de l’inhumanité entendue. Entendue comme : « de bien entendu ! ». Comme une évidence. Comme « l’homme est un loup pour l’homme, et après ? » Sans plus de révolte. Sans plus d’insupportable. La résignation à l’état pur. Et c’est bien cela que vient, au service du texte de Sarah Kane, éveiller en nous la mise en scène et la direction d’acteur d’Ulysse Di Gregorio. Une révolte emmurée.
Une heure et demie d’agonie, d’un hurlement monocorde et continu comme les larmes qui coulent sans que le nez, lui, ne coule. Dans une sorte d’affect gelé. Pas d’émoi. Pas d’écho. Ou alors, un écho sourd. Un écho qui ne résonne pas. De l’entrée à la fin du jeu, nous y sommes ; dans l’oppression, la rigidité, la raideur, l’enfermement qui signent les caractéristiques d’une désintrication pulsionnelle laissant libre court à une pulsion de mort qui empêche, tue, avorte, annihile toute possibilité de mise en lien avec l’autre dans un acte de création ou d’amour. La mise en scène et le jeu d’acteur servent remarquablement le titre donné par l’auteure : Psychose.
Cependant, à écouter le texte, le verbatim, quelque chose interroge. Sans confusion, on ne retrouve rien de la psychose ici. La demande d’amour y est trop nette. La plainte du manque d’amour non moins claire et l’adresse à l’Autre, à un autre qui pourrait « écouter et comprendre » non moins soulignée. Nous reconnaissons sans équivoque les travers usuels du quotidien névrotique. La culpabilité, la demande incessante de reconnaissance, le désir d’être « touchée », de « hurler pour que vous veniez », jusqu’à la gratitude envers « le seul médecin qui ai menti […] en disant c’est un plaisir de vous voir ». Sarah Kane prend corps pendant plus d’une heure à travers Julie Danlébac dans un déchirement entre un enfermement insoutenable et une adresse à quelqu’un qui ne l’aime pas comme elle aurait voulu, souhaité, désiré, aimé qu’elle le soit.
Mais cela ne vient pas pour ne rien dire. Ce déchirement. Cette déchirure. Tout nous parle d’une réalité, d’une actualité à nous glacer les sangs. Perplexes, désopilés. C’est ce que Sarah Kane met en avant elle-même en disant de son texte qu’il est « le récit fragmenté d’un personnage confronté à une institution médicale déshumanisée […], à une panoplie de traitements médicamentaux. » Car c’est bien de cela dont il s’agit : le traitement chimique, croyant boucher l’antre de l’angoisse, vient la renforcer – tant pour les patients que pour les soignants, ne nous leurrons pas – car il ferme au lieu d’ouvrir. Il ferme toute mise en circulation des éléments pulsionnels diraient les uns, des énergies diraient les autres. Lesquels ainsi étouffés mais non moins continuant d’exister, comme un torrent empêché par la digue, surgissent, à la première occasion, pour voir le jour. C’est ce qu’on nomme le retour du refoulé. Retour du refoulé que l’on retrouve partout. Du rêve au lapsus en passant par la crise de larmes hors propos, la crise d’angoisse inopinée, du jeu de mots, du trait d’esprit à l’acte manqué ou au mot sur le bout de la langue. Bref, dans tout ce qui signe la vie. Ici, le traitement chimique est cette camisole présentifiée par la robe blanche dans laquelle la demande d’amour, insupportable à entendre par ce qu’impossible à satisfaire, est tue.
Ce qui serait rendu possible par la mise en parole, par la mise en oreille, dans une adresse à l’autre qui ferait espace de déploiement et de croissance verticale est mis en muselière par une médicamentation qui peut, pour diverses raisons, se trouver être abusive. Il faut donc se taire. Et c’est alors la question diagnostique qui est posée. C’est une question brulante aujourd’hui, à l’heure où le DSM V rugit de toute part pour faire de chacun d’entre nous des êtres nécessiteux de prendre un traitement s’il désire correspondre aux critères de santé établis par… Mais par qui exactement ? Le texte de Sarah Kane appuie là où ça fait mal : c’est d’une réalité du quotidien psychiatrique dont elle nous parle mais aussi et surtout d’une actualité sociale et économique de première importance quand on n’est pas sans savoir que le principe économique au pouvoir est celui du pompier pyromane : créer des maladies pour alimenter le commerce pharmaceutique. C’est d’une logique implacable certes. Pourtant, les questions d’éthique et de responsabilité semblent alors nous échapper totalement. Les mots qui nous viennent alors sont : Quelles priorités ? Pour chacun d’entre nous, un par un : Quelles priorités ?
du 20 Février au 21 Mars 2015
4.48 Psychose
Texte de Sarah Kane (1971 – 1999)
Mis en scène par Ulysse Di Gregorio,
Interprété par Julie Danlébac
au Théâtre de l’Aktéon, Paris 11ème